Travail social et éducatif : l’injonction « au réel » Une lecture simpliste de la réalité

Par Marie Nowicki

Je décide ici de réfléchir « le réel » et le rapport à « la réalité » car ces questions me taraudent depuis plusieurs mois et des expériences vécues m’ont amené à formaliser certaines questions : qu’est-ce que le réel et comment l’interroger ? Réel et réalité, de quoi parle-t ’on ? Comment en finir avec le réel comme argument d’autorité des politiques publiques ?

« Mais je ne vois pas le réel dans votre écrit ! » en tant que travailleur.euse socio-éducatif ou directeur.ice d’association,peut-être l’avez-vous aussi entendu ? Cette douce litanie des cadres, représentants technocrates des institutions publiques, éloignés de « la réalité » de terrain. (D)écrit moi « le réel » et je te donnerai ta subvention, ta prestation, ton agrément. Peut-on parler d’injonctions « au réel » ?

Un détour cinématographique et politique pour introduire le sujet

Peut-être avez-vous vu l’excellent film « anatomie d’une chute » de Justine Triet, sortie le 23 août 2023 et qui a reçu la palme d’or 2023 du festival de Cannes ? N’ayant pas une culture et une passion cinématographique débordante j’étais passée « à côté » mais le 8 octobre 2023, je lis un titre de France Info : « Pour Elisabeth Borne, la réalisatrice Justine Triet Palme d’Or à Cannes, doit réfléchir à son rapport à la réalité. » De quoi susciter mon intérêt ! En effet, lors de son discours à Cannes, Justine Triet partage la joie qu’elle ressent et revient sur « la contestation historique et extrêmement puissante, unanime de la réforme des retraites ». Elle dit : « cette contestation a été niée et réprimée de façon choquante et ce schéma de pouvoir dominateur de plus en plus décomplexé éclate dans plusieurs domaines », socialement et dans les autres sphères de la société. La réalisatrice parle « de marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend. » Elle évoque aussi la place des jeunes réalisateur.trice.s et la possibilité de se tromper et de recommencer. Peut-être vous souvenez-vous de l’époque pas si lointaine d’Elisabeth Borne ?! En ce temps là, la première ministre l’a taclé sur BFMTV, chacun choisi ses médias. Elle n’avait pas encore vu le film mais faisait « un blocage » et avait jugé « choquant » les propos de Justine Triet. Sur le Club de Médiapart (un média – indépendant) Sandra Jumel, journaliste culture et politique publiait le 23 août 2023, un billet de blog intitulé « Anatomie d’une chute : prisonniers du réel » où elle écrit : « Anatomie d’une chute » navigue entre réalité et vérités subjectives. […] Même dans l’idée « pillée » à son mari il est question d’une réalité double, un homme imagine sa vie avec ou sans accident. Comme les branches d’un arbre, le réel se ramifie. A l’heure des réalités alternatives, les différents chemins de la vérité bourgeonnent. Ainsi Justine Triet touche peut-être du doigt l’insaisissable vérité d’aujourd’hui. Dans ce grésillement du réel elle expose la complexité d’une époque. »

« Je ne vois pas le réel dans votre écrit ! »

En mai 2023, je suis directrice d’une association d’éducation populaire dans le Pas-de-Calais. Entre 2022 et 2024, je m’entretiens régulièrement (de gré ou de force), dans un tumulte d’injonctions normatives et gestionnaires avec les représentants d’une institution (partenaire financeur). Je suis même convoquée (certains diraient « invités ») par quatre cadres (une prouesse d’agendas et objectivement un coût inutile) pour que l’on me fasse la lecture d’un courrier de préconisations « long comme le bras » et dont l’association de mots devrait former des phrases ayant un sens (vous savez « à la Franck Lepage »). La définition du mot préconisation est « recommandations avec insistance ». La langue de bois est une forme d’expression qui diffuse volontairement un flou dans la communication. Si son maniement n’était pas un sport de haut niveau qui n’épargne pas les plus « hautes sphères » du travail socio-éducatif, ce courrier aurait titré en gras et en objet : « injonctions à suivre impérativement si tu veux garder ton agrément ». Je suis alors accompagnée de mon collègue co-directeur et en fins stratèges notre ligne de conduite est claire : hocher la tête et acquiescer ! Ce qui par ailleurs demande un effort considérable face aux aberrations entendues mais connaissant notre sens de la controverse cela a quelque peu déstabilisé nos interlocuteurs.trice.s. Je suis même allée jusqu’à dire : « je ne comprends toujours pas ce que ça veut dire, mais je vais le faire. » Comble de l’aberration.

« Ce n’est pas parce que la directrice du centre social a une thèse qu’on va vous donner l’agrément. » Cette phrase je l’ai reçu évidemment avec forces et violences. Je suis alors en colère et sidérée de la brutalité, de la violence des institutions et de la manière dont ses représentants l’emploi et même la déploie avec sérénité et légitimité. Cet exemple fait partie d’une longue liste.

C’est vrai, j’ai fait une thèse sur l’association et son centre social, financée par l’état entre 2019 et 2022. Loin de me dérober à mes obligations de directrice (que je ne suis plus d’ailleurs), je considère néanmoins que ce travail de recherche-action au long cours et au plus proche du terrain aurait pu être un précieux point d’appui pour parler du réel et de la réalité. Mais voilà, ce qui nous est « reproché » c’est de ne pas savoir écrire (enfin écrire pour les institutions) et d’avoir « une défiance de l’institution ». La défiance est une « crainte méfiante envers quelqu’un ou quelque chose dont on n’est pas sûr ou qui semble présenter un risque, un danger. » Synonyme :  méfiance, prévention, prudence, réserve, réticence, suspicion. Antonyme : confiance. C’est vrai que nous ne sommes pas très confiants !
« Je ne vois pas le réel dans votre écrit » voilà ce que l’on nous dit. Difficile de continuer à simplement hocher la tête. Mais « le réel c’est-à-dire ? C’est un point de vue situé en contextes, c’est pluriel, c’est une réalité complexe ! Nous sommes quotidiennement au cœur de cette réalité mais nous n’instrumentalisons pas la parole des habitants pour aller chercher un agrément ! » Oui mais voilà, l’équipe de cadres est fraîchement formée à la mesure « d’impact social » que nous avons vivement critiqué dans nos écrits. Tout serait donc question de « données probantes » ? C’est-à-dire qui « prouve sérieusement » ! Voici ici un sérieux point d’achoppement : « nous critiquons l’impact social, nous ne serons jamais en accord sur ce point ! » Qu’il est difficile et souffrant de tenir la posture naïve, défensive ou abrutissante de l’acquiescement.

Réel, réalité et réalisme

Le réel se réfère d’une certaine manière à ce qui existerait de façon autonome et qui ne serait donc pas un produit de la pensée. Comme une entité indépendante de la perception humaine, des connaissances et des actions. Le réel existe alors comme ce qui se produit effectivement, qui a une existence « en soi », indépendamment des perceptions, des représentations et du rapport sensible au monde et au vivant. Il n’est ici pas question d’un quelconque produit de l’imagination ou de la subjectivité car le réel « est » sans pouvoir être remis en question. Il serait alors dans les dossiers de financement ou d’agrément : factuel, objectivable, objectivé, quantifiable (sérieusement prouvé) et le « gestionnaire de fonds publics » devrait pouvoir « lire le réel » (le comprendre ou en rendre compte à des administrateurs par exemple) sans même connaître le point de vue situé des acteurs en contextes qui en font « le récit » et si possible sans avoir mis un pied sur le terrain.

Le réalisme est donc un point de vue sur le monde qui affirme l’existence du réel indépendamment de la conscience (de l’inconscience) et de l’interprétation humaine.

Réel est à différencier de réalité même s’ils sont indissociables. La réalité peut être perçue comme une construction, une réalité dite « empirique » au sens où nous l’expérimentons au quotidien par les expériences. La réalité est alors subjective / objective, sociale / psychique, elle est étroitement liée aux multiples registres de l’existence : l’intimité personnelle, corporelle, psychique, affective, les relations familiales, sociales, amicales, professionnelles mais également le rapport au monde, les dimensions sociales, historiques et politiques. Elle doit être appréhendée dans une approche globale, systémique, complexe et dans une écoute sensible transdisciplinaire. La réalité empirique est donc étroitement liée à l’environnement et à l’expérience.

Constructivisme et expériences

L’approche constructiviste s’oppose au réalisme car elle refuse l’idée d’une réalité fixe et objective en dehors des processus sociaux et psychiques. Les individus construisent leur compréhension du monde dans les expériences et les interactions aux autres. En effet, il est nécessaire de considérer la complexité des rapports entre l’individu et ses inscriptions dans son environnement historique, social, culturel, linguistique, économique, politique, etc. L’individu se construit dans les représentations qui se fait de lui-même, dans son rapport aux autres, dans des dimensions historiques et temporelles. Le travailleur socio-éducatif s’approprie ce qu’il vit, ce qu’il éprouve au quotidien dans la relation éducative, ce qu’il connait, les expériences et les événements de son existence professionnelle (mais pas que bien entendu !). Il cumule et intègre de nouveaux apprentissages chemin faisant dans un processus qui n’est jamais achevé ou figé mais bien en perpétuelles reconfigurations et transformations. L’expérience se construit et est en mouvement dans une articulation sensible entre passé, présent et futur.

La réalité est donc une perception d’une diversité de réels. Et c’est bien à ces expériences situées et aux individus auxquels il faut s’intéresser si on veut avoir la chance d’entrevoir (ou à défaut de lire) « le réel ».

Critique de la mesure “d’impact social”

Alors comment s’en sort-on lorsque l’interlocuteur.trice maintien son approche réaliste et que vous défendez une approche constructiviste ? La question est délicate. Il me semble que parfois on ne le lâche rien, on se « bat » en argumentant, en développant sa pensée au risque d’être attaquée personnellement par manque de compliance au rapport de pouvoir et de domination à l’œuvre, parfois on acquiesce « naïvement » par fatigue, stratégie ou habitude au risque de souffrances et d’une perte de sens, parfois on fuit, on se « sauve » ou par divers mécanismes de pressions institutionnelles, on est « invité » à partir, identifié comme le fauteur de troubles (à l’ordre social dominant ).

En 2022, nous écrivons dans le projet social (à tort ou à raison) et agréée par « un passage en force » qu’à son sens premier, l’impact se réfère à un heurt, à un coup, à un choc, à une collision. L’impact est un effet produit ou une influence sur quelque chose par une action que l’on exerce. Pour donner une définition simple, l’impact désigne la transformation générée par les activités d’une organisation sur les personnes et sur l’environnement. Il renvoie à l’univers de l’entreprenariat social et est étroitement lié aux concepts de qualité et de contrôle (social).

Nous écrivons : « L’impact social se réfère au développement personnel en niant les contextes, les ressources et la complexité des situations. Ceci nous fait rechercher une autre approche qui ne nous éloignera pas de notre identité, de notre projet, de notre ambition, de nos postures, de nos manières d’être et d’agir. »
Nous lui préférons « l’utilité sociale » ou la « création de valeurs » par une lecture complexe de la transformation sociale, de l’amélioration de la vie quotidienne sur le territoire et pour ses habitants. Je ne dis pas ici qu’il ne faut pas évaluer la « bonne » utilisation des deniers publics octroyés aux associations locales mais qu’il faut construire une conception et des méthodologies d’évaluations qui sont susceptibles de montrer la complexité et les enjeux éthiques qui sont au cœur des métiers de l’humain. L’injonction de faire la preuve « du réel » réduite à des logiques démonstratives ne peut évidemment pas suffire.

Pour une approche clinique des métiers « de l’humain »

S’inscrire dans une approche clinique dans le travail socio-éducatif, c’est faire le choix du sujet, de sa singularité, du sensible et du subjectif, du souci éthique, de la rencontre. C’est un engagement éthique du travailleur.se socio-éducatif. En effet, le travail socio-éducatif n’est pas réductible à des logiques démonstratives mais à des enjeux liés à la personne humaine dans sa singularité et sa complexité. Il est avant tout fonction du terrain dans lequel il se déploie, de sa temporalité et des personnes, éloigné d’une vision simpliste du réel et univoque de la réalité. Les méthodes quantitatives sont considérées comme des vérités (savantes – technocrates – d’experts) face aux méthodes qualitatives mais à elles seules, elles ne permettent pas de retranscrire la complexité des phénomènes sociaux. L’évaluation tend à se standardiser et s’uniformiser par le registre de la preuve et des méthodes d’évaluation indiscutables et dites efficaces (proférées par des experts devant lesquels il est de bon ton de s’incliner) qui font l’impasse sur les dimensions de sens, de parole, de subjectivité, des facteurs sociaux et environnementaux, etc. Faire « un travail de l’humain », de la relation à l’autre comme fondement de l’éthique appelle à une réflexivité sans cesse renouvelée, au débat, à la controverse, à l’invention et à la créativité, au courage. Dans notre projet social nous écrivons : « Pour le projet social nous affirmons notre souhait d’une méthodologie d’évaluation (qui s’adapte) au plus près de l’expérience vécue et de la relation d’aide. Une démarche d’évaluation attentive à la singularité et aux espaces intersubjectifs non standardisés ouvrant au registre de la compréhension et à une clinique de l’écoute de la subjectivité du sujet. »

On nous a dit : « Nous sommes les garants des limites à ne pas dépasser par rapport à un agrément. C’est la responsabilité de la direction vis-à-vis de l’État de dire attention, on n’a pas donné n’importe quel agrément et financé n’importe quelle action. Il s’agit d’être très pragmatique et très réglementaire, légaliste aussi. Il n’y a pas besoin de grande philosophie sur le sujet, sans qu’il ne soit pas interdit à qui que ce soit d’en faire, c’est très bien aussi. Mais la demande est de s’adapter par rapport à ceci, pour que ce soit lisible par mes équipes, par un organisme (de) contrôle (l’État), par les administrateurs. Il n’est pas ici question de renier la philosophie de pensée, mais question de pouvoir adapter, écrire selon des normes demandées. »

Nous avons dénoncé la violence des institutions,
Je me suis protégée des multiples attaques.
On m’a « invité » à partir.
Je suis partie avec force, rage et courage, espérance (parfois désespérée) pour inventer ailleurs avec d’autres, dans des collectifs qui croient VRAIMENT à d’autres possibles.

Bibliographie

Nowicki, M. (2022). Le travail associé en centre social, l’entrelacement d’histoires individuelles et collectives. Histoire de vie de communauté du centre social la maison pour tous de Lillers. Thèse de Doctorat en sciences de l’éducation et de la formation.

Nowicki, M. Ott, L et Pruvot, C. (2024). De la violence institutionnelle à la violence des institutions. Dijon : La Rage du Social.

Ponnou, S et Niewiadomski, C. (2020). Pratiques d’orientation clinique en travail social. Paris : L’Harmattan.

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