Pour une conscientisation politique de nos pédagogies

Par Mathieu Depoil, éducateur populaire

Questions de classe(s) – N’autre école

De la pensée politique à l’acte pédagogique, la recherche-action-formation en éducation populaire semble être une démarche inspirante, étroitement liée aux pédagogies libératrices. Alliant la « nécessité d’agir » à un « impératif réflexif et de formation », ce processus s’inscrit comme une théorie-pratique permettant alors la construction d’interface et de lien organisationnel entre les luttes sociales et politiques et le champ du travail éducatif. Cette démarche, visant à la conscientisation politique des pratiques pédagogiques, mêlant pédagogie sociale et pédagogie critique, trouve un écho de plus en plus fort chez les éducateurs et éducatrices se revendiquant de la transformation sociale et radicale.

Cet article propose d’illustrer ses pratiques en posant un regard curieux et critique sur la Maison-phare1, association dijonnaise d’éducation populaire et de pédagogie sociale, et la démarche d’auto-formation entreprise par son équipe visant à une politisation de ses pratiques.

Quel·le·s pédagogues sommes-nous ?

« Pédagogie traditionnelle », « éducation nouvelle », « pédagogie libertaire », « pédagogie radicale » ? Ces différents courants pédagogiques forment une nébuleuse éducative complexe, parfois dur à appréhender théoriquement sans se perdre dans un dogme cloisonné ou dans une précision académique et savante faisant souvent appel à la socio-histoire des mouvements et luttes sociales2. Cependant, parvenir à se situer pédagogiquement et à comprendre le sens politique de ces courants par l’analyse comparatives des pratiques, semble être un préalable au processus de conscientisation politique des acteurs et actrices. Partant du principe que la pédagogie est l’art d’organiser l’émancipation et l’autonomie3 et qu’un acte pédagogique n’est pas neutre politiquement, quel(s) courant(s) pédagogique(s) correspond(ent) à notre projet politique ? Ou à quelles finalités politiques correspondent nos choix pédagogiques ? Ces questions peuvent trouver des élément de réponses dans une formulation collective des intentions pédagogiques.

Par le biais de lecture collective d’ouvrages, d’articles, de synthèses, de fiches de lecture et de rencontres/formations mais également par les retours sur expériences, la Maison-phare a petit à petit construit son orientation et identité pédagogique par l’approche réflexive, en lien immédiat et étroit avec sa pratique quotidienne et ses analyses sociales, usant alors d’une méthodologie propre à la recherche-action (diagnostic permanent) et inspirée de la pédagogie sociale : passer du savoir théorique individuel à la connaissance pratique commune en distinguant territoire, environnement et milieu4, c’est-à-dire en visant la transformation des apprentissages académiques globaux en levier de transformation locale et de proximité.

Par ces biais, les questions pratiques apparaissent : qu’entendons-nous politiquement derrière les notions d’autorité, d’activités, de sanctions, d’égalité, d’autonomie, etc. ? Une définition collective, pédagogique et commune de ces notions a été travaillé lors de nombreux regroupements de l’équipe avec un regard éducatif, croisé à une analyse fine du caractère politique de l’acte, c’est-à-dire : à quoi celui-ci renvoit-il d’un point de vue des valeurs ?

Face à de tels questionnements, convoquer certain·es témoins et pédagogues comme Elise et Célestin Freinet, Paulo Freire ou encore Fernand Deligny et des auteurs comme Murray Bookchin, Cornélius Castoriadis et Ivan Illitch peut aider les éducateurs et éducatrices à se définir et à se conscientiser comme pédagogue. La Maison-phare s’est largement inspirée des travaux et écrits de l’éducation nouvelle, de la pédagogie sociale et libertaire pour construire ces pratiques : ateliers de rue, espaces de travail coopératifs, Terrain d’aventures, Université populaire, etc. En croisant ces savoirs théoriques avec une approche dite de « terrain », provenant des expérimentations de l’équipe, se définir pédagogiquement a été l’un des premiers chantiers, entre autres sur la question de la posture éthique et éducative. La référence à la pédagogie sociale est née de ses expérimentations de rue et découvertes de l’équipe, avec par exemple la rencontre avec Laurent Ott, les écrits du GPAS Bretagne et l’attrait collectif pour le travail de rue et de plein air.

Construire un cadre théorique ?

Se définir pédagogiquement, à notre sens ne suffit pas à se conscientiser politiquement et collectivement, la pédagogie n’étant pas toujours gage de politisation, particulièrement en éducation nouvelle, là où la méthode et la technicité l’emportent parfois sur les aspects politiques. Un second chantier a donc été mené parallèlement : la politisation par une lecture critique du monde et des rapports sociaux.

Une des caractéristiques fortes de l’éducation populaire politique est de permettre, par l’acceptation de la conflictualité et par l’organisation de zones de contradiction, de conscientiser les rapports sociaux de pouvoir. L’équipe s’est alors engagée dans un travail d’exposés collectifs autour de nombreux questionnements critiques traversant notre société et définis comme enjeux majeurs dans notre projet associatif de transformation sociale : les discriminations et l’intersectionnalité, le féminisme matérialiste et la théorie queer, l’écologie sociale, les violences institutionnelles, la lutte de classes et l’éducation populaire, le néolibéralisme et le capitalisme, la techno-surveillance, etc. L’ensemble de ces exposés ont permis à l’équipe de s’auto-former sur de nombreuses notions politiques, de développer une pensée critique et de se construire une « culture collective » en lien avec ses ambitions pédagogiques.

Cependant, une des limites de cette démarche a été la difficulté d’auto-construire collectivement un cadre de référence théorique dû à l’hétérogénéité des parcours des membres composant l’équipe notamment les trajectoires scolaires et le degré de radicalité et d’implication militante. Loin d’être une entité entière et intègre en terme d’identité politique, l’équipe de la Maison-phare semble avoir trouvé des compromis collectifs sur un certain nombre de points pratiques mais peut diverger en termes de posture ou d’opinion politique.

Pour accompagner l’équipe dans cette réflexion et tenter de définir un cadre théorique stimulant, la contribution de chercheu·r·ses et d’universitaires comme Sylvain Wagon et Irène Pereira ont permis à l’équipe d’alimenter ce processus soit par une approche socio-historique de l’éducation nouvelle par exemple ou par un travail sur « l’agir éthique » permettent de réfléchir aux pratiques d’intervention qui peuvent être mises en place sans aller vers une approche technique, mais vers une approche réflexive et critique de l’éducation. Pour Irène Pereira, l’objectif dans ce genre de contexte « est de favoriser un processus de conscientisation ». Tel qu’elle l’explique, « la conscientisation met en lien une expérience vécue – là en lien avec des situations vécues dans le cadre professionnel – et des apports théoriques qui visent à aider, à saisir la dimension systémique des situations. Il s’agit en particulier d’analyser comment les rapports sociaux qu’ils soient de classes sociales, de racisation, validistes et de genre sont l’œuvre dans les situations quotidiennes. »5 Irène Pereira est intervenue à deux reprises auprès de l’équipe afin d’aider à la construction d’un cadre théorique propre au contexte et aux enjeux du projet de l’association. Ses interventions ont été complétées par des journées d’études et séminaires auto-organisés en interne. Un des temps forts à l’issue de ces travaux a été la journée d’études autour des théories critiques durant laquelle a été mobilisé habitant·e·s bénévoles et équipe permanente.

Politiser les habitant·es administrateurs par les luttes sociales

En parallèle des travaux éducatifs de l’équipe permanente, un processus similaire a été engagé avec les administrateurs et administratrices de l’association, toutes et tous habitant·e·s du quartier. L’idée a été de politiser le collectif de bénévoles par la prise de position dans les luttes sociales via l’orientation du projet associatif : opposition à la réforme des retraites, soutien aux migrant·es, coopération avec le collectif « Stop Amazon », positionnement de l’association sur le SNU, rédaction d’un journal de quartier, etc. Politiser par le concret et par l’expérience associative peut sembler être une piste pratique poussant les associations d’éducation populaire à renouer avec l’idée de contestation et de lutte par un positionnement sur les questions de société.

Ce type de processus de recherche-action-formation ne peut exister que sur un temps long et doit accepter au préalable des zones de frottements et de conflictualité, notamment quand il s’agit de remise en question collective sur les modes de vie personnels et de pensées au sein d’une équipe de professionnel·le·s. Se préserver en amont des postures hautes et des jugements de valeurs implique nécessairement un travail de mise en confiance et de coopération par l’agir et le travail des communs. La finalité étant, de construire une capacité collective à agir en autonomie.


1-Installée sur le quartier prioritaire de la politique de la ville de Fontaine d’Ouche à Dijon (21), la Maison-phare a été créée en 2016 et est composée d’une vingtaine de permanent·es et d’une trentaine d’habitant·es du quartier, bénévoles et investi·es dans les espaces de travail coopératif (café et restaurant associatif, maraîchage urbain, conserverie sociale, etc.). A la fois Maison des Jeunes et de la Culture, centre social et scène culturelle de proximité, la Maison-phare s’inscrit dans une éducation populaire politique inspirée des pédagogies critiques et émancipatrices.

2-Morvan, A. (2011). Pour une éducation populaire politique : à partir d’une recherche action en Bretagne. Thèse de doctorat de sciences de l’éducation. Université de Paris 8.

3-Ici, la notion d’autonomie est à comprendre dans le sens évoqué par Castoriadis : « L’autonomie de la société présuppose, évidement, la reconnaissance explicite de ce que l’institution de la société est auto-institution. » – Castoriadis C., (1986), Institution de la société et religion, in Domaine de l’homme. Paris. Seuil.

4-Depoil M., Et maintenant que faire ? In Depoil M., Ott L., Pruvot C. (2023) Pédagogie sociale, les raisons d’agir. Pour un travail social du commun. La rage du Social, Dijon

5-Entretien avec Irène Pereira, le 20 novembre 2023

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