Par Christophe Pruvot
En dehors des logiques de guichets et de services, la pédagogie sociale nous ouvre d’autres horizons pour construire une fonction accueil en interrogeant nos postures et le sens de notre action. Ça se passe dans un centre social, dans le Pas-de-Calais, dans une ville de moins de 10 000 habitants… Avec une équipe de 10 salariées et de plus de 80 bénévoles…
La notion d’accueil qui nous importe est celle qui renvoie à l’hospitalité et à la convivialité. Cet accueil se construit dans un climat serein et aimable1 (Korczak, 2013) où l’on se retrouve en sécurité et où l’on peut recevoir de l’attention du soin et du réconfort2 (Marin et Worms, 2015).
L’accueil au centre social est porté par une équipe de professionnels et de bénévoles, par celles et ceux qui ont de l’estime pour autrui et qui ont de l’estime pour le travail qu’elles et ils entreprennent et réalisent tous les jours en proximité et dans la durée3 (Freire, 2013).
En s’inspirant des propos de Donald Winnicott dans sa conférence « Cure » de 1970 (Marin et Worms, 2015), nous pensons qu’il est nécessaire de construire une nouvelle estime du travail social et éducatif. Nous nous situons du côté du soin, de la relation et de l’affect. Nous sommes dans une relation clinique et nous sommes conscients d’une dépendance mutuelle à autrui sans hiérarchie, sans statut d’expert. Nous savons que l’autre a besoin de nous faire confiance et de nous savoir stable.
Aujourd’hui, les institutions nous imposent des modèles d’interventions basés sur les procédures, les réglementations, la sélection, le contrôle, la sanction et la distance. L’institution limite l’engagement et l’effort des travailleurs sociaux. Le travailleur social, s’il se situe hors des dispositifs, s’il n’est plus au service des programmes, s’il est autonome, engagé et conscient alors il sera capable de produire une action plus globale et non fragmentée. Nous pensons que la pédagogie sociale permet d’imaginer d’autres possibles pour le travail social et éducatif.
Face aux insuffisances institutionnelles, nous nous inspirons des travaux, des expériences, des pratiques de pédagogues comme Célestin et Élise Freinet, Janusz Korczak, Paulo Freire, Héléna Radlinska pour changer nos pratiques et pour sortir de la logique des institutions. La formation et l’accompagnement en pédagogie sociale, d’une partie de l’équipe salariée et bénévole du centre social, ont eu un impact sur nos actions et nos pratiques hors et dans les murs. C’est dans le centre social et à travers sa fonction première et essentielle qu’est l’accueil que nous pouvons démontrer un certain renversement.
Ce renversement doit être compris comme l’interaction dialogique entre ordre et désordre au sens d’Edgar Morin. C’est en permettant le désordre, en laissant la place à une désorganisation que nous avons pu construire une nouvelle organisation libérée de contraintes qui gênaient une action pleine et entière : une action qui donne du sens au vivre ensemble.
Nous admettons le principe de « désordre organisateur » expliqué par Edgar Morin, en d’autres termes, nous affirmons, au regard de notre expérience, « la possibilité d’une genèse dans et par le désordre » (Morin, 2008, p. 70). Cette nouvelle organisation s’est construite à travers les principes suivants : la gratuité, la libre adhésion, l’initiative, les actions stables, la présence des acteurs, la non-spécificité des activités et des secteurs, le mélange des âges, la prise en compte de la dimension affective, la remise en cause de l’écart entre professionnel, bénévole et habitant4 (Ott, 2019).
Pour nous l’inconditionnalité consiste à s’adapter à la vitesse de l’autre et c’est partager avec lui. Nous prenons la réalité sans la juger5 (Spinoza, 1993). Apporter une sécurité affective et personnelle, c’est accueillir les diversités et c’est accueillir en confiance. Nous avons un mot pour tout le monde et une attention pour chacun. Notre parole a une continuité. Si l’avenir est incertain6 (Arendt, 2017), c’est parce qu’il est rempli d’insécurités pour les personnes que nous accueillons tous les jours.
Pour nous, l’autre ne passe pas inaperçu, nous nous sentons responsable des personnes qui arrivent et qui partent. Nous sommes concernés à chaque instant. C’est l’équipe entière (bénévoles et professionnels) qui reste vigilante et présente. Nous sommes là pour les autres et c’est une préoccupation commune. Pour établir cette continuité, nous sommes un collectif qui promet d’être là quand l’institution propose la distance. Notre présence et notre proximité permettent une relation sincère.
Pour nous l’hospitalité, c’est être attentif au corps et à l’esprit et c’est relier le corps et l’esprit (Spinoza, 1993). Nous nous intéressons à l’intime, à l’affect et aux émotions7 (Connac ; Demaugé-Bost, 2019). Le soin fait partie du travail social et éducatif, ce n’est pas un supplément d’âme (Marin et Worms, 2015).
Nous travaillons dans le temps et la durée. Les acteurs que l’on croise et que l’on rencontre dans notre centre social forment une équipe stable : nous serons là demain, la semaine prochaine. Cette équipe bousculée, transformée est engagée dans la réalité : elle est au contact des personnes, du territoire et des problèmes. Cette équipe est concernée par ce qui se passe (Freire, 2013) : elle n’est pas en dehors, n’est pas en extériorité.
C’est le moteur du développement et de l’enrichissement des personnes, du territoire et du projet social que nous portons. Cette équipe soutient, protège et cultive les différences. Elle assure la présence sociale et relationnelle au quotidien. Elle forme un collectif organisé qui porte et supporte, aussi, les difficultés et les défaillances8 (Ott, 2019).
Nous accueillons les enfants, les parents, les adultes, les personnes âgées en même temps, dans les mêmes espaces. Nous accueillons la diversité du territoire sans condition. Chez nous, dans cette maison, dans cette famille, il y a de la place pour tout le monde et à chaque instant. Cette place, que l’on donne, que l’on permet, trouve sa légitimité dans un travail que l’on réalise ensemble.
C’est ensemble que l’on répond au téléphone, que l’on cuisine, que l’on range, que l’on nettoie, que l’on danse, que l’on chante, que l’on produit, que l’on crée, que l’on apprend, que l’on s’entraide…
Notre accueil est simple, naturel et gratuit. Nous avons banni l’adhésion obligatoire qui permettrait d’accéder à une activité ou un service. Nous préférons inviter sans condition. Le centre social est « une ruche d’activités » au sens de Korczak (Korczak, 2013).
Au centre social, les personnes viennent si elles le veulent, quand elles le peuvent et restent selon leurs envies et leurs désirs. Nous sommes en dehors des programmations et nous faisons la place à l’imprévu, à la rencontre… Nous nous permettons de construire des moments inoubliables, des moments où l’on se débarrasse de l’inutile et des lourdeurs, des moments hors normes, des moments que l’on reproduit, que l’on reconduit9 (Causse, 2013)
Comme nous l’entendons souvent, chez nous, on ne sait pas qui est qui. On ne sait pas si la personne qui nous accueille est bénévole, salariée, chargée d’accueil, animatrice, référente famille, directrice, comptable, administratrice, coordinatrice jeunesse… Cette remise en cause de l’écart entre un professionnel et un habitant (Marin et Worms, 2015) bouscule nos représentations mais permet de reconnaître les qualités et les capacités de toutes et tous, permet à chacun de prendre des responsabilités et permet l’initiative de tous les acteurs.
Pour nous, l’accueil en centre social, c’est un peu tout ça à la fois. Et c’est surtout une promesse solide (Arendt, 2017) : nous sommes là pour longtemps.
Références bibliographiques / Sources :
1 Korczak J., Les règles de la vie. Pédagogie pour les jeunes et les adultes, Paris, Fabert, 2013
2 Marin C., Worms, F., A quel soin se fier ? Conversations avec Winnicott, Paris, PUF, 2015
3 Freire P., Pédagogie de l’autonomie, Toulouse, Erès, 2013
4 Ott L., Philosophie de la précarité, Sortir de l’impuissance, Lyon, Chronique Sociale, 2019
5 Spinoza B., Éthique démontrée suivant l’ordre géométrique et divisée en cinq parties, Paris, Flammarion, 1993
6 Arendt H., Condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, 2017
7 Connac S., Demaugé-Bost B., Guienne B., Huchard I., et Quimbetz I., Les pédagogies Freinet. Origines, valeurs et outils pour tous, Paris, Eyrolles, 2019
8 Ott L., Entrées en pédagogie sociale. L’action éducative et sociale hors les murs, Nanterre, Le social en fabrique, 2019
9 Causse R., Janusz Korczak. La République des enfants, Paris, Oskar, 2013
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