Il n’y a pas de petits moments, il y a de belles rencontres, de belles histoires et un monde à construire

Retour sur les formations en pédagogie sociale

Par Christophe Pruvot

Pourquoi proposer des formations en pédagogie sociale ? Pourquoi être formateur en pédagogie sociale ? Deux questions auxquelles il m’importait de répondre pour faire un retour à toutes celles et tous ceux que j’ai pu croiser ces dernières années. Elles et ils ont mis des mots tellement forts, tellement agréables à entendre qu’il me semble essentiel de leur dire autre chose que « merci ».

Ils sont nombreux les retours après 2, 3 ou 4 jours passés avec les stagiaires et à chaque fois je suis touché et gonflé d’un désir de continuer : « tu nous laisses vivre et réfléchir », « j’ai compris que les limites c’était nous, enfin qu’on se mettait des limites que l’on peut dépasser », « c’était sérieux et en même temps on a rigolé ensemble », « être du côté des opprimés et un peu dans la piraterie ça m’anime », « il y a une puissance dans la démarche », « on ne s’est jamais senti jugés », « on a toujours été à l’aise », « maintenant on a des billes avec les concepts »1. La dynamique d’un groupe n’est pas le fait d’une personne, pas le fait du formateur. La dynamique est le fait du groupe et des liens qui existent dans le groupe. Le formateur est lui-même apprenant et les apprenants formateurs. Je suis formateur pour donner, prendre et apprendre. Je suis formateur pour toucher et être touché.

« Je pensais que c’était une utopie, comme une chose impossible. Pour moi, c’était un peu un rêve. Mais de voir que c’est possible en vrai, que ça existe alors ça devient un peu comme un rêve mais possible. Et même si ça ne se fait pas ici, de voir que c’est réel ailleurs, c’est important et ça vaut le coup. Oui ça valait le coup d’être là pendant deux jours ». Ces mots, ce sont ceux d’une professionnelle après deux jours de formation en pédagogie sociale. C’est une travailleuse sociale épuisée, désabusée, elle était au bout de quelque chose, au bout de ce qu’elle pouvait donner et prête à arrêter, à passer à autre chose. Que s’est-il passé pour elle après ces deux jours passés ensemble ? Je veux croire qu’elle donne encore, qu’elle y croit encore. La formation en pédagogie sociale est un chemin vers l’espérance, c’est certain. Ce qui permet l’expression de cette espérance c’est le travail en réflexion et en acte que propose la pédagogie sociale pour toutes les personnes engagées dans un travail social et éducatif. Trop souvent je rencontre des professionnels qui cherchent un sens à l’action menée au quotidien : ils sont englués dans des procédures, dans la bureaucratie, dans la gestion. Ils ne voient plus ce qui est en jeu et ce qui se joue.

Pourquoi entrer en formation de pédagogie sociale ? Au début, les professionnels demandent des outils pour travailler différemment ou de partager des expériences ou encore découvrir d’autres méthodes. Parce qu’ils sont usés et qu’ils ont l’impression que leurs recettes sont usées ou dépassées. Mais on entre en pédagogie sociale, avant tout pour comprendre les mécanismes qui sont à l’œuvre dans les métiers du social, de l’éducation et de l’animation. On se forme en pédagogie sociale pour devenir praticien-chercheur, pour être ingénieur de sa pratique2, pour lutter contre l’oppression des politiques publiques, pour lutter contre une forme d’aliénation du travail social et éducatif. On entre en pédagogie sociale pour interroger nos modèles, pour imaginer d’autres modèles, pour toujours inventer ses modèles et pour travailler autrement.

Je reviens sur trois années comme formateur en pédagogie sociale : 13 formations et plus de 150 stagiaires rencontrés. Je suis intervenu en centre social, en collectivités territoriales, en MJC, en associations, en école de travail social et à l’université. Les « apprenants » étaient des animateurs, des éducateurs, des travailleurs sociaux, des médiateurs, des étudiants, des responsables de structures, des directeurs, des chefs de services et j’en oublie certainement. Ce qui m’a le plus marqué : la souffrance et la privation de liberté. Les professionnels ne sont pas libres d’exercer leur métier, ils sont contraints, ils subissent, ils sont dévalorisés. Pourtant elles veulent croire en un monde plus juste, ils voudraient pouvoir lutter contre les inégalités… Elles voudraient effectuer le travail qu’elles avaient crus choisir : aider, accompagner, soigner, éduquer, socialiser, transformer.

Partir de la réalité des travailleurs m’a permis de découvrir, d’apprendre sur les métiers, les techniques, les organisations. Il y a de la richesse, il y a de l’énergie, il y a tant d’expérimentations qui doivent être rendues visibles, tant de personnes qui œuvrent comme elles peuvent pour améliorer le quotidien. Partir de la réalité me permet de douter de ce que je « raconte » et me permet de conforter ma pensée. J’ai vu les effets négatifs de la division du travail et de la fragmentation des services. J’ai entendu l’aberration des dispositifs, des objectifs intenables, de l’imposture du quantitatif dans les métiers du soin et de l’humain. Parfois désespérés les travailleurs sociaux-éducatifs doivent rester des êtres d’espérance. C’est pour lutter contre les effets de la société marchande et des logiques financières, pour proposer autre chose que les logiques gestionnaires et la bureaucratie que je suis formateur en pédagogie sociale.

Alors que cette formation conforte ou bouscule, elle ne laisse indifférent ni les apprenants ni le formateur : nous nous lions les uns aux autres, nous entrons en relation. C’est pour cela que les difficultés subies, que les souffrances nous touchent. Et c’est bien cette souffrance qui doit être prise au sérieux, cette souffrance nous oblige à agir ici et maintenant. C’est pourquoi la formation est un espace de construction des savoirs ; une construction partagée, mutuelle. Je pense que les savoirs existentiels, expérientiels, théoriques permettent d’appréhender le monde pour le transformer. On transforme ce qui est insatisfaisant. La formation permet de rendre visibles les réussites, les expérimentations, les victoires d’ici et d’ailleurs. La formation permet de reprendre son souffle. La formation permet d’imaginer l’avenir, d’avoir quelques archipels de certitudes dans cet océan d’incertitudes3.

Pas de remède, pas de pansements, pas de miracles mais du bon sens4. Oui, la formation en pédagogie sociale promet du bon sens (une pratique humanisante qui veut du bien, qui cherche à améliorer et à rendre plus vivable, plus juste notre société). Cette formation politise notre action, notre travail. Cette formation veut du bien aux apprenants, elle souhaite embellir le quotidien des professionnels du social, de l’éducation, de l’animation. Cette formation est politique, esthétique, éthique et poétique mais elle fait mal aussi. Elle fait mal parce qu’elle nous met devant un système qui violente, qui fabrique de la fragilité, qui vulnérabilise, qui crée des inégalités et des injustices. La formation en pédagogie sociale nous permet de prendre position, de ne pas être neutre devant ce système, elle nous permet de le comprendre, de l’analyser et de s’y opposer. En ça, elle nous entraine aussi dans la lutte, dans des combats souvent inégalitaires, souvent fatiguant. Alors, il est coutume de dire que l’entrée en pédagogie sociale ne peut se faire seul, c’est le collectif qui s’engage, qui y croit, qui défend la posture. Ce collectif est une équipe de bâtisseurs reconnu par l’organisation dont il est issu. C’est l’équipe de salariés dans un centre social, ce sont les animateurs d’un service enfance, ce sont des bénévoles d’une association. Ce collectif doit être soutenu par les directions, les responsables, les élus, les administrateurs. Ce soutien dépasse le laisser faire. Ce soutien est visible dans les paroles, les actes, les moyens alloués. J’ai rencontré des équipes, des professionnels, des bénévoles qui étaient remplis d’énergie et avaient l’envie de bousculer leurs pratiques, de tenter des choses mais qui étaient souvent ralentis, empêché par les « hiérarchies ». La formation en pédagogie sociale entraine un désir de se lancer et ce désir n’est pas un supplément d’âme, il doit être entendu et compris, il doit faire partie de l’organisation. C’est ainsi que les professionnels retrouveront une prise sur leur travail, sortiront d’une forme d’aliénation, proposeront des changements, bousculeront le reste de l’organisation, créeront de la valeur pour l’organisation et les personnes accueillies et rencontrées.

Mais quand on est seul, ça se passe comment ? La pédagogie sociale permet de comprendre et d’imaginer d’autres manière de travailler. Elle donne aussi les clés pour découvrir des marges de manœuvre, de pointer les limites de l’action, d’imaginer les dépasser. C’est ainsi que l’on croit encore que ce soit possible, c’est ainsi que l’on trouve des alliés dans l’organisation. Nous ne sommes pas seuls à vouloir, à croire à espérer. Cela peut-être le début d’un désordre, d’une nouvelle action qui bousculeront (peut-être) l’organisation plus largement : une action en dehors de la logique interne de fonctionnement qui donnera une autre vision et qui s’imposera d’elle-même.5

La formation en pédagogie n’est pas un prétexte ou une diversion pour oublier les difficultés, les contraintes du travail social et éducatif. La pédagogie sociale ne doit pas répondre aux injonctions des politiques publiques ou des institutions qui souhaitent voir se développer des pratiques de « aller vers », de hors les murs, de participation citoyenne, de mobilisation des publics, de captation des publics éloignés. La formation en pédagogie sociale répond à un désir de travailler autrement, de travailler dans la réalité des territoires et des personnes, de faire de la politique là où il n’y en a plus, de créer de la valeur là où il existe la misère, de soutenir les minorités, de lutter contre le sexisme, de s’opposer aux actes et discours racistes, homophobes, transphobes, de permettre aux enfants d’être auteurs et créateurs pour le monde d’aujourd’hui… La formation en pédagogie sociale vise l’émancipations des professionnels et des bénévoles qui travaillent chaque jour au plus proche des publics les plus oubliés et laisser pour compte. Pour ça la formation en pédagogie sociale est rebelle, révolutionnaire, radicale et communautaire.


1 Ces quelques phrases ont été entendue à la suite d’une formation de 5 jours à l’université de Paris 13 en 2024. Le groupe est sur le point de se quitter, de se dire au revoir. Et chacun d’entre nous fait le vœu de se retrouver, de se revoir, de se recroiser. Nous avons besoin de rester lier parce qu’il s’est passé quelque chose d’important.

2 Le terme ingénieur renvoie à la notion de recherche et de développement. L’ingénier est celui va conceptualiser, qui va réfléchir et penser sa pratique, qui va nourrir sa réflexion à partir de l’expérience et des expérimentations.

3 Cette idée est empruntée à Edgar Morin : « La connaissance est une navigation dans un océan d’incertitudes à travers des archipels de certitudes » citation tiré du livre d’Edgar Morin Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur.

4 Le bon sens fait référence à Paulo Freire et à son livre Pédagogie de l’autonomie.

5 Quand les ateliers de rue ont transformé le projet social.

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