Des institutions contre le soin et l’éducation dans les quartiers populaires : une violence symbolique et légitime.ée

Par Marie Nowicki et Christophe Pruvot

Le travail social et éducatif est aujourd’hui contraint par des dispositifs gestionnaires, des politiques publiques néolibérales et des institutions au service d’un système dominant qui oppresse celles et ceux qui n’entrent pas dans la norme imposée. Le travail social et éducatif que nous proposons se construit autour du soin, de l’éducation, de la socialisation, de la transmission, de la transformation, de l’émancipation mais ce travail se heurtent aux violences légitimes.ées des institutions, il perd de son sens et devient une lutte quotidienne si l’on veut défendre une vision humaniste du monde et des relations.

Nous avons fait le choix d’écrire à quatre mains pour plusieurs raisons.  D’abord, nous avons travaillé ensemble comme directeur.ice d’une association d’éducation populaire , notamment d’un centre social dont il est question ici dans les situations explicitées et vécues. Nous avons formé un duo (un trio même mais nous l’expliquerons plus tard) qui a construit un projet associatif engagé dans une politique émancipatrice et aux côtés des populations les plus pauvres d’un quartier populaire d’une ville moyenne de l’Artois (Pas de Calais). Ce duo (et trio) a été la force qui a permis de tenir face aux pressions, aux injonctions paradoxales et aux violences des institutions. Cette co-direction a été portée par la réflexion, l’action, l’analyse des mécanismes et des enjeux, la volonté de lutter contre les rapports de dominations, contre toutes les formes d’oppressions, de discriminations et d’inégalités. C’est une vision politique, éthique, sociale et culturelle commune du monde qui nous a rapproché, qui nous a emporté et c’est la deuxième raison de cette écriture elle aussi commune. A ce jour, nous avons quitté nos fonctions et il est entendu que les contraintes institutionnelles comme les objectifs inatteignables, les pressions, les chantages aux financements, les violences et parfois l’acharnement de certains « experts » font parties des multiples facteurs de notre départ. Enfin, ce qui nous a poussé à co-écrire est le point d’achoppement des analyses et des situations vécues et rapportées ici : la difficulté à prendre soin, à transformer, à socialiser, à politiser les quartiers et les habitants en faisant face à une violence symbolique et légitime comme l’appelait le sociologue Pierre Bourdieu.

Pierre Bourdieu1 conceptualise la violence des institutions et la nomme « violence symbolique et légitime » : c’est elle qui permet aux institutions de maintenir les rapports sociaux de dominations et donc à l’Etat de se maintenir comme instrument des dominants. Les inégalités se produisent et se reproduisent de manière structurelle et « naturelle ». Selon l’auteur, on assiste (et il écrit cela à la fin des années 90 dans son ouvrage Contre feux2) à « une révolution conservatrice qui se réclame du progrès et de la raison ». C’est ainsi que l’on nous sert, tous les jours la loi du marché, la loi du plus fort, la loi du profit maximum et cela au détriment des relations humaines dans la vie sociale, dans les entreprises, dans « la famille », etc. De nouvelles formes de dominations font leurs apparitions à travers le management, les techniques de manipulations, le marketing, la publicité.

Vincent De Gaulejac3, sociologue clinicien, va reprendre cette idée de violence dans et par les instituions dans son ouvrage « La société malade de la gestion4 ». Cette gestion est bien l’organisation du pouvoir d’un système néolibéral qui va prôner le règne de l’expertise, le concept de qualité, le modèle de la performance dans un monde où chacun doit être suroccupé et gestionnaire de sa vie, où tout le monde doit adhérer volontairement au système et ce de manière affective, où le management se veut être l’art de gouverner par dispositifs. Pour l’auteur ce sont les experts, les gestionnaires, les managers qui causent les violences mais ceux-ci sont considérés comme « innocents » car légitimés par le système et le pouvoir. Les personnes qui subissent les violences deviennent systématiquement les « coupables » : coupables de ne pas être à la hauteur, coupables de ne pas comprendre les enjeux, coupables de ne pas s’adapter. La violence est ainsi banalisée car elle est considérée comme une conséquence « naturelle et inéluctable » de la modernisation. Si cette violence s’exerce sur les plus « faibles », les plus pauvres, les plus précaires, les enfants ; elle s’exerce également sur les organisations qui sont aux côtés des ces publics qui en prennent soin. Elle s’exerce parfois,  sur les acteurs militants, bénévoles et professionnels de ces organisations. C’est ce que nous allons tenter de montrer et de décrire dans ces lignes qui retracent des histoires vécues lors de notre expérience associative. Ces histoires appartiennent à celles et ceux qui les ont vécues et nous avons souhaité les anonymiser. En effet, si nous avons été impliqués donc concernés dans ces moments de vies (et c’est bien cette raison qui nous pousse à les raconter) nous les écrivons en prenant un parti qui nous engage dans une réflexion qui nous est propre et celle-ci respecte un caractère discrétionnaire pour les individus dont il est question dans ces lignes.

Pour terminer ce propos que nous qualifierons d’introductif, nous avons choisi d’écrire avec  le nous qui permet de parler en duo et nous positionne comme unit dans les propos et nous permet de proposer des analyses macros et théoriques lorsque cela nous est apparu nécessaire.

Nous vous souhaitons une bonne lecture et c’est une histoire d’école qui nous vient dès à présent comme une suite logique à la pensée de Pierre Bourdieu5 et comme un « clin d’oeil » affectueux à Elise et Célestin Freinet6.

Justine a 40 ans, elle habite le quartier d’implantation du centre social, elle y est bénévole, très impliquée depuis de nombreuses années. Un jour de janvier (pas si lointain), en début d’après-midi, Justine contacte par téléphone l’un des membres de l’équipe dirigeante du collège de secteur situé en quartier prioritaire de la politique de la ville et voisin du centre social. En effet, Justine se trouve alors au centre social avec son beau-fils, Léon qui est âgé de 11 ans et est scolarisée en classe de 6ème dans cet établissement. Justine et Léon se trouvent alors dans une situation assez délicate, Léon est absentéiste depuis neuf jours et refuse de se rendre au collège. Léon pleure et semble très angoissé, il exprime des peurs à l’idée de se rendre en cours. Il dit alors être embêté par deux élèves de 5ème. Il ne veut pas quitter l’espace du centre social, où il dit se sentir en sécurité. Lors de cet appel téléphonique, il est demandé à Justine d’accompagner Léon au collège avant 15h « sinon le collège fera un signalement », c’est-à-dire une information des services sociaux du département chargés de la protection de l’enfance. Par ailleurs, l’interlocuteur dit à Justine, qu’il l’autorise alors à emmener Léon « de force ». Justine tend alors le téléphone à Serge, référent jeunesse du centre social. Celui-ci tente de lui relater la complexité de la situation et l’interlocuteur lui répond : « Léon est un grand comédien, il sait y faire. Il a déjà vu son grand frère faire ça. Je l’ai reçu et nous avons vérifié s’il était bien embêté au collège et nous n’avons constaté aucun faits. Les deux élèves de 5ème en question sont de bons élèves. » L’appel se termine. La situation devient alors très tendue au centre social, Justine panique et ne sait que faire de cette injonction, elle craint que le signalement lui porte préjudice ainsi qu’à sa famille. Elle se trouve alors dans une récente relation amoureuse et une situation socio-familiale complexe. Les adultes alors présents décident « de soutenir » Justine en l’aidant à répondre à l’injonction faite par l’établissement. S’en suit une scène que nous qualifierons de cris et de violences ou plusieurs adultes, habitants et bénévoles du quartier tentent d’emmener « de force » l’enfant, jusqu’à en déchirer ses vêtements. Le président de l’association et Serge interviendront pour faire cesser cette violence. Notre collègue sera alors taxé par le collectif d’habitants, de favoriser l’absentéisme scolaire, certains diront « si tu ne veux pas aller au collège, tu viens au centre social ! » Vers 16h30, Serge accompagne Gaël, le père de Léon jusqu’au collège afin de tenter d’expliquer la situation vécue par la famille et les modalités de travail du centre social. L’interlocuteur leur explique alors ne pas avoir le temps et ajoute à l’attention du père : « il ne faut pas vous laisser marcher dessus, ne rien laisser passer sinon après c’est fini. Avec moi, il aurait déjà pris deux claques. » Dans les jours qui suivent, l’équipe du centre social accompagne alors les parents et le jeune garçon vers une prise de rendez-vous avec un professionnel psychothérapeute du centre médico psychologique (CMP). Sans nier le contexte et les dimensions sociales, il s’agissait d’avoir un espace thérapeutique de mise en mots de cette situation complexe. En attente du rendez-vous, le jeune collégien retournera finalement en cours dans les jours qui suivent cet « incident » et la direction du collège conseillera alors aux parents ne pas donner suite à ce rendez-vous afin de « tasser les choses puisqu’il est revenu en cours. » A la fin du mois de janvier nous organisons un temps de débat et de réflexion collectif (salariés, administrateurs, habitants, bénévoles) au centre social sur « les droits de l’enfant », 30 adultes y participent, dont Justine, ainsi que les habitants et les collègues concernés. Les échanges sont alors très vifs et portés par l’émotion et cela sur de multiples sujets : le respect, l’obligation d’aller à l’école, le droit à l’erreur, le droit de dire non, l’amour, les violences, la maltraitance, l’éducation, etc.7 Nous déconstruirons cette situation vécue et finirons par nous demander collectivement si « le premier acte » de violence n’est pas celui de l’injonction institutionnelle, mais comment dénoncer et lutter collectivement ?  

Il apparait précieux de rappeler ici les trois premiers invariants pédagogique tels que définis par Célestin Freinet en 1964.

Invariant n°1 : L’enfant est de la même nature que nous.

Invariant n°2 : Être plus grand ne signifie pas forcément être au-dessus des autres.

Invariant n°3 : Le comportement scolaire d’un enfant est fonction de son état physiologique, organique et constitutionnel.

Nous faisons le récit de cette situation vécue car celle-ci était très en lien avec « notre quotidien » et le travail de recherche-action mené dans le cadre de projets sociaux de territoire. Au cours de notre engagement dans l’association, nous souhaitions interroger les formes d’organisations collectives et en quoi ce type de démarche peut-elle être porteuse d’un projet politique et humaniste du prendre de soin de soi, des autres et du monde face aux dominations technocratiques et institutionnelles à l’ère d’une société néo-libérale, gestionnaire et bureaucratique. Cela nous a amené à une réflexion plus politique concernant les situations conflictuelles et les moyens de les transformer et notamment sur des questions de transformations de la société par le collectif. Nous nous sommes intéressés très tôt à la pédagogie sociale et aux pédagogues sociaux, afin de nourrir une réflexion sur l’action éducative, les postures d’accompagnement et la relation à autrui. Nous avons interrogé le travail éducatif à travers l’éthique et le soin « care-cure »8. L’association portait un projet humaniste et politique qui affirmait croire en un monde plus beau et en une beauté capable de nous redonner notre liberté, notre pouvoir, de rencontrer les autres et de se rencontrer soi dans l’émotion, la sensibilité, dans une écoute et une attention permanente. Les acteurs de l’association s’intéressaient à celles et ceux qui n’ont pas de place, qui sont opprimés, exclus, dominés. Elle proposait de travailler l’attachement pour permettre le développement de l’être humain et ainsi sublimer notre humanité. L’association était présente dans la proximité cela afin d’être confrontés aux problèmes et à la réalité, « être dedans ».

Par la dimension du soin, les acteurs de l’association évoquaient les relations humaines propres aux métiers du soin, de l’éducation et du social par la proximité, la présence et la régularité. Elle travaillait à inventer un « environnement suffisamment bon » dans le soutien (holding) et les soins quotidiens apportés aux habitants du quartier, leur permettant dans un environnement suffisamment sécure de trouver des étayages pour se re-construire et avancer sur un chemin parfois long et sinueux, où l’avancée et le recul sont autorisés. 

Alors comment rester « humainement fiable » face aux tensions engendrées par les paradoxes auxquels les salariés et les habitants sont confrontés ? La pensée de Winnicott appelle à une vision globale du monde, à une générosité d’esprit capable de sollicitude et de se sentir concerné par autrui. Les centres sociaux sont aujourd’hui confrontés à un ensemble de tensions et d’effets liés aux transformations structurelles, historiques, sociales et culturelles qui pèsent sur les institutions du champ de l’action sociale. Ils sont soumis à des arbitrages politiques et budgétaires, multiples et sectorisés qu’il s’agisse des CAF, des collectivités territoriales, de l’état ou des dispositifs publics ou privés à coup d’appels à projets et d’injonctions technocratiques : procédures gestionnaires de standardisation, réductions des coûts, évaluation performative, rationalisation de l’action, responsabilisation des individus, etc. A l’heure de l’injonction à l’autonomie, de la montée de l’individualisme, de la poussée de l’idéologie managériale, les centres sociaux sont aux prises avec des tensions inextricables. Les conflits entre le projet d’émancipation, de démocratie et d’éducation populaire et les injonctions normatives ou comptables sont particulièrement sensibles pour des habitants bénévoles en situation de pauvreté et de précarité. Les dominations technocratiques sont pour nous un des effets contemporains du système capitaliste et de sa culture néo-libérale.

Dans nos fonctions de direction et par notre engagement, nous pouvons affirmer que l’association a été à la fois critique vis-à-vis des politiques publiques et des dispositifs institutionnels et a développé une capacité d’interpellation et de contre-pouvoir qui mettait le sujet au cœur de son projet éducatif et politique, rendant visible la pauvreté, la précarité, les rapports de domination et les inégalités sociales. Ses acteurs militants, bénévoles et salariés travaillaient à l’organisation collective afin de créer des formes de résistances efficaces, en mutualisant les forces vives pour tisser du sens et des liens, pour collectivement déployer des stratégies citoyennes, institutionnelles, politiques en multipliant les « espaces potentiels », relationnels, en partageant les enjeux et en collectivisant la lutte. 

Les associations d’éducation populaire, les structures de travail social et éducatif, les tiers-lieux, les centres sociaux ont un rôle à jouer comme étant des communautés de vies, de résistances et d’existences pour inventer de nouvelles démarches collectives soucieuses de prendre soin, d’accompagner les sujets dans leur projet d’émancipation sociale et de s’inscrire dans une perspective de transformation sociale. 

Ces organisations doivent porter leur voix et affirmer la dimension politique de leurs projets dans une pensée complexe, ouvrir d’autres possibles afin de ne pas tomber dans un fatalisme dépolitisé d’un système néolibéral, d’un impérialisme économique et financier, de modèles nationalistes et/ou fascisants.

Revenons un peu au collège mais quittons la situation de Justine et Léon. Nous retournerons à plusieurs reprises au collège pour nous entendre dire que la « contrepartie » du partenariat collège – centre social serait lié à notre engagement de contrôler le carnet de liaison (ou de correspondance) des enfants (pardon des élèves !9) présents au centre social pour s’assurer qu’ils ne devraient pas être en cours : « vous n’êtes pas en dehors de la loi et devez faire respecter l’obligation scolaire ! ». Il nous est arrivé de faire part de nos modes d’interventions et de notre action en pédagogie sociale (étroitement liée à la pédagogie Freinet) et ainsi avoir l’occasion de subir les foudres d’une partie de l’équipe dirigeante de ce collège : la pédagogie traditionnelle vaut plus et a plus de valeur pour le système et ses représentants qu’une pédagogie émancipatrice.

Ici, nous pensons à l’invariant n°18 : Personne, ni enfant ni adulte, n’aime le contrôle et la sanction qui sont toujours considérés comme une atteinte à sa dignité, surtout lorsqu’ils s’exercent en public.

Nul enfant n’aime la contrainte et ne peut apprendre sous la contrainte alors il va nous falloir motiver le travail. Ces mots sont un peu ceux de Célestin Freinet quand il a décliné une série de 30 invariants pédagogiques en 1964. Mais que faire lorsqu’une enfant refuse de se rendre au Collège ? Lise a 13 ans, elle fréquente l’association et le centre social du quartier. Le père de Lise est impliqué dans la vie de l’association et est reconnu pour son engagement. Il vient en famille au centre. Il supplie sa fille de retourner à l’école et lui évoque les pressions et les menaces de l’établissement. Cet homme ne veut pas de problèmes avec les services sociaux, il veut « la tranquillité » mais il voit sa fille malheureuse et est désarmé devant la situation. Lise n’exprime pas les raisons de ses absences scolaires régulières et prolongées, elle évoque l’envie d’autre chose, peut être une autre classe, un autre enseignement, elle attend d’être acceptée en SEGPA. Mais en attendant il faut subir les cours, la classe, les règlements, le mépris de l’administration, les remarques jugeantes. Lise est mise de côté, elle n’est pas bien en classe, elle n’a pas d’interaction avec les autres élèves de sa classe, les professeurs la « laisse tranquille » donc à quoi bon aller en cours, à quoi ça sert finalement ?

Ici, nous pensons naturellement à trois autres invariants de Freinet : 

Invariant n°4 : Nul enfant pas plus que l’adulte n’aime être commandé d’autorité.

Invariant n°5 : Nul n’aime se voir contraint à faire un certain travail, même si ce travail ne lui déplaît pas particulièrement. C’est la contrainte qui est paralysante.

Invariant n°9 : Il nous faut motiver le travail.

Le père de Lise nous interpelle et avoue être en difficulté : il faudrait que Lise puisse retourner en cours mais il se refuse à l’amener de force. Nous proposons de discuter avec Lise. Nous passons du temps avec elle et nous savons qu’elle a confiance. Au bout d’une heure, Lise nous dit qu’elle veut bien se rendre au Collège mais souhaite que  nous l’accompagnons pour discuter avec « les surveillants ». Le papa est rassuré par la décision de sa fille et surtout parce que nous allons être avec eux deux pour renouer un contact avec l’établissement et tenter un échange avec l’administration. Ce sera vain. Arrivés devant le bureau de la conseillère principale d’éducation, nous nous présentons et expliquons notre présence, le souhait de Lise, l’accord du père. La CPE nous demande de rester en dehors du bureau et de la situation qui ne nous concerne pas avec ces mots « vous n’êtes rien pour l’élève et pas reconnus dans l’établissement ». Lise ne dit pas un mot, son père est désemparé. Nous leur signalons que nous allons les attendre dans le hall. Par la suite, nous aurons une discussion avec le papa de Lise qui confirmera que notre présence était rassurante et sécurisante. A ce moment là, le papa de Lise nous confie qu’il se sent souvent infériorisé par les personnes qui travaillent dans les institutions, où l’on prend un ton qui impressionne ou qui infantilise, où l’on utilise un vocabulaire qui n’est pas toujours compris. En fait, l’institution fait comprendre au père de Lise qu’il est assigné à une place, il est d’une catégorie inférieure, qu’il doit respecter l’autorité, se conformer. Lise, quant à elle, comprend qu’elle n’a pas le choix, elle nous dira qu’elle a écouté les sermons et les menaces et qu’elle va rentrer dans le rang pour avoir ce qu’elle souhaite : une place en SEGPA10. Elle ne veut pas que ses parents aient des ennuis à cause d’elle : elle décide de faire des efforts même si cela lui est pénible au quotidien dans l’établissement, dans les cours.

Il nous est important de rappeler ici le rôle d’un ou d’une CPE : c’est un personnel chargé du bon déroulement de la vie scolaire et d’assurer les meilleurs conditions d’apprentissage pour les élèves. Les enfants, considérés par l’institution scolaire exclusivement comme des élèves, sont exclus du fonctionnement, ils le subissent à travers des règlements et des normes à respecter sans discuter. Ici, le personnel tient la posture de l’expert tel qu’a pu le définir Pierre Bourdieu c’est à dire un représentant de l’institution qui agit selon l’idéologie de cette même institution sans considérer les personnes accueillies et fréquentant l’institution. Cette attitude produit un fonctionnement à caractère violent puisque ni les enfants ni les parents ni les figures secondaires (comme les éducateurs) ne sont entendus, reconnus. On assiste à un déni de reconnaissance résultant de mépris de l’intégrité morale (absence de sécurité affective et émotionnelle), de l’intégrité sociale (manque de protection et phénomène d’exclusion) et d’une atteinte à la dignité (humiliation et offense)11.

Nous voici dans un hall de collège à attendre que Lise et son papa sortent de leur entretien avec la CPE. Nous avons juste eu le temps de leur dire que nous attendrons patiemment là derrière la porte, pas loin et disponible. Cela parait simple mais nous attachons une certaine importance au lien qui existe entre les personnes. Il se construit dans une relation de confiance et d’attachement ce qui oblige l’éducateur (le pédagogue) a être présent, à rassurer. Lise et son père savaient où nous trouver et cela participait alors à leur sécurité : ils prennent un risque et pour ce risque soit possible ils ont besoin d’assurance, de repères. L’attachement est une théorie qui favorise l’autonomie en créant des liens d’interdépendances, de solidarité entre les personnes12.

Par ailleurs, nous allons avoir l’occasion d’entendre une conversation téléphonique venant d’un autre bureau (porte ouverte sur le grand hall) entre un personnel surveillant et le parent d’un autre enfant que nous connaissons également parce qu’il fréquente l’association. La teneur et le contenu de la conversation sont assez explicites : l’enfant en question est absent du collège et il semble qu’il est été vu dans les locaux de l’association au moment des cours. Le personnel surveillant émet une série de griefs et de jugements à l’encontre de l’association, de son personnel, de son fonctionnement. L’association est décrite comme permissive et incitatrice à l’absentéisme répété d’une partie des élèves. Les élèves concernés ont le même profil selon le personnel : des difficultés sociales, des manques éducatifs, pas de repères, des parents démissionnaires, etc. La conversation téléphonique est terminée et ces propos ressortent d’un échange entre deux collègues. C’est à ce moment là que nous décidons d’entrer dans le bureau pour faire part de notre mécontentement. Les surveillants estiment alors que la situation requiert l’intervention de la direction de l’établissement puisqu’elles « ne font que suivre et appliquer des consignes ». Nous ne verrons jamais le principal (du moins à ce moment là) et nous n’aurons donc aucune explication.

A plusieurs reprises, nous avons tenté de reprendre contact : par des courriers ou des participations à des comités de pilotage. Mais il faudra l’organisation d’une cantine de rue (ou cantine « sauvage ») installée devant le collège pour obtenir une réaction qui a été immédiate : « Avez-vous les autorisations pour vous installer ? Avez-vous informé et prévenu les autorités compétentes ? Pourquoi nous ne sommes pas au courant ? Monsieur le principal veut voir un responsable tout de suite ! ». Il faut dire que notre installation était remarquable au sens où elle était visible : tonnelles, tables, appareils de cuisson et de préparation, friperie, espace pour la petite enfance sur des tapis. Nous étions une petite vingtaine. Nous dressions les tables pour recevoir une centaine de personne du quartier et la préparation du repas se faisait sur place : on découpait, on épluchait, on cuisait… Les bénévoles et salariés nous ont appelé, non pas au secours mais ils connaissaient le contexte et savaient qu’un de nos objectifs était bien de rencontrer le principal du collège. Après un bref échange, une date de rendez-vous est fixée avec le principal, la conseillère principal d’éducation, la principale adjointe et le directeur de la SEGPA. De façon collégiale, « nos hôtes » nous demandaient de nous présenter et de présenter notre projet, nos manières d’agir, nos objectifs. Nous évoquions notre histoire, notre implantation dans le quartier, notre intention de lutter contre toutes formes d’inégalités et nous terminions notre exposé sur les fondements de la pédagogie sociale et nos inspirations de la pédagogie Freinet. Telle une « furie », la principale adjointe s’est levée d’un bond et en nous fixant a dit : « Je vous arrête tout de suite. Nous ne pourrons jamais nous entendre et je comprends mieux ce qui se passe chez vous. Je ne resterai pas ici une minute de plus ». Elle s’est exécutée, elle a claquée la porte et cela n’a occasionnée aucune réaction de la part de ses collègues. De cette rencontre il ne restera rien mis à part une absence totale de contacts et un silence absolu.

Toute cette histoire montre à quel point l’action en pédagogie sociale est parfois incomprise et souvent méprisée par l’institution et ses représentants. L’institution se complait dans un fonctionnement qui se donne pour objectif de conformer les publics et de standardiser les comportements qui doivent être « acceptables » alors que les pédagogues sociaux souhaitent transformer la société et les relations humaines. Au mieux, notre fonction sociale est appréciée comme un élément qui permet de combler les manques et les insuffisances d’un système inégalitaire. C’est à dire, comme un complément institutionnel puisque les pouvoirs publics n’assurent pas le minimum pour que toutes les vies soient « bonnes » et « vivables » : notre fonction entre dans les champs de la correction, de la normalisation et de l’adaptation. Les acteurs sociaux et éducatifs doivent se soumettre aux objectifs des politiques publiques qui financent et qui fixent les règles, qui décident de la norme. La fonction sociale des acteurs éducatifs est d’être le bras de ces politiques publiques : un bras mécanique et guidé qui applique et à qui on ordonne. Les acteurs sociaux et éducatifs sont privés de la fonction de penser l’action. Cette privation est vécue comme une répression et nous ne pouvons accepter cette condition qui nous abime et nous empêche d’être libres et dignes dans ce que nous sommes et nous proposons. C’est bien pour cette raison que nous travaillons avec la tête, le coeur et la main parce que nous pensons, nous rêvons, nous aimons, nous soignons, nous agissons, nous créons. Mais lorsque nous affirmons notre action, notre pensée, notre visée émancipatrice, transformatrice nous nous retrouvons systématiquement en position de face à face, en opposition avec les institutions traditionnelles (donc avec les représentants de ces institutions).

Nous terminerons avec l’invariant pédagogique numéro 29 qui nous rappelle que l’éducateur porteur de sens, d’innovation et de transformation va se heurter aux réactions sociales et politiques.

Invariant n° 29 : L’opposition de la réaction pédagogique, élément de la réaction sociale et politique est aussi un invariant avec lequel nous aurons, hélas ! à compter sans que nous puissions nous-mêmes l’éviter ou le corriger.

Nous ne devons pas perdre de vue l’invariant pédagogique n°29 et la vigilance doit être un mode de fonctionnement pour qui travaille avec les institutions. Si la confiance est la base de toute relation authentique entre êtres humains, elle n’est plus naturelle pour qui construit et anime des partenariats dans le cadre d’un travail social et éducatif. Le partenariat ne se construit plus sur la confiance mais bel et bien dans des rapports de pouvoirs qui soumettent les uns par rapport aux autres. Cette soumission prend la forme de conventions d’objectifs et de moyens qui enchainent les acteurs sociaux et les privent de leur liberté de création. La violence des institutions est telle que nous devons construire d’autres formes d’organisations « en dehors » et être en lutte permanente et collective. Cette lutte doit être visible et toute violence doit être dénoncée pour ne pas « accepter la permanence d’aujourd’hui »13 et faire vivre l’espérance sous la forme « d’un optimisme espoir en la vie »14.

Pour conclure, il est essentiel d’évoquer une personne chère à nos coeurs et sans qui notre engagement au sein de l’association, du quartier, pour les publics n’aurait pas pu se construire avec autant de force, de rage et de courage. C’est avec lui, Bruno, que nous avons bâti un trio. Bruno a été Président de l’association pendant 14 ans, il s’est engagé sans compter auprès des des personnes les plus précaires. Il a pris parti pour toutes ces personnes, il a porté leurs voix, il a défendu leurs intérêts devant des élus, des cadres gestionnaires des institutions quand personne n’y allait, quand personne n’osait « mouiller la chemise ». Il a pris les fonctions d’employeur en oeuvrant chaque jour pour que chaque salarié soit écouté, entendu, prêtant une attention particulière à leur santé physique et psychique. Bruno a démissionné de son mandat lors de notre départ et nous a soutenu sans relâche parce qu’il a toujours cru que c’était possible et que nous étions sur le « bon chemin » celui du commun. Bruno n’a pas pu transmettre aux suivants à celles et ceux qui ont pris la place, Bruno n’a pas eu de remerciements dignes de son engagement. Parfois on est juste oublié, parfois on devient un bouc émissaire, parfois on devient la personne responsable de tous les maux : c’est injuste mais c’est tristement la réalité. L’engagement de Bruno a été mis a mal par les logiques gestionnaires, par les experts des institutions. Il est important de souligner ici que l’engagement bénévole existe mais il est en résistance et le militant-bénévole  prend les coups comme les publics, comme les salariés. Il est alors facile de comprendre que parfois il est désespéré, il jette l’éponge alors qu’il est avant tout un être d’espérance porté par ses colères, ses rebellions et sa soif de justice sociale. A l’heure où les politiques publiques demandent aux organisations de l’éducation populaire, du travail social et éducatif de permettre l’engagement citoyen ou la participation des habitants il est paradoxale de constater que les institutions portant ces dispositifs démotivent les bénévoles par des pressions, des postures, des actes violents même si leurs caractères sont « symboliques et légitimes ».

Bibliographie
1 Pierre Bourdieu 1930 – 2002,  sociologue français dont la pensée a influencé et influence toujours les sciences humaines et sociales
2 Bourdieu P, Contre-feux, Liber – Raisons d’agir, 1998.
3 Vincent De Gaulejac est né en 1947, sociologue français et professeur émérite, il est l’une des figures du courant de la sociologie clinique (RISC Réseau International de Sociologie Clinique).
4 De Gaulejac V, La société malade de la gestion, Ed du Seuil, 2005.
5 Pierre Bourdieu a travaillé sur l’idée que l’école reproduisait les inégalités sociales et les rapports de domination.
6 Elise et Célestin institutrice et instituteur dans la première partie du 20ème siècle inspirent nos pratiques et nos pensées pour le travail social et éducatif.
7 Le temps de débat nous a non seulement donné la possibilité d’affirmer des droits pour les enfants, un travail largement inspiré par Janusz Korczak mais ce temps nous a également permis de discuter autour des invariants pédagogiques de Freinet pour nous les approprier dans notre contexte, notre projet, notre action. Tout ce travail a nourrit les règles de la vie de notre communauté en déclarant, à partir des droits de l’enfant de Korczak et des invariants de Freinet des droits pour toutes et tous : des règles de la vie comme un manifeste de droits et non de devoirs.
8 Marin, C., & Worms, F. (2015). À quel soin se fier ? Conversations avec Winnicott. Presses Universitaires de France.
9 En effet, l’établissement ne veut pas entendre parler d’enfant, considérant l’individu comme étant juste un élève. Nous avons été « repris » à plusieurs reprises en ces termes : « un enfant, non un élève ! ». Nous parlons d’enfant en considérant que l’enfant est une personne entière selon les propos de Janusz Korczak « les enfants ne sont pas des personnes en devenir mais des personnes à part entière ». 

Janusz Korczak (1878 – 1942) était un pédagogue et médecin polonais connu pour son combat pour protéger les enfants et notamment les orphelins juifs du ghetto de Varsovie.
10 La classe SEGPA est une « section d’enseignement général et professionnel adapté » qui accueille les jeunes de la 6e à la 3e présentant des difficultés scolaires importantes. Il s’agit de difficultés ne pouvant pas être résolues par des actions d’aide scolaire et de soutien. La classe est intégrée dans un collège.
11 Théorie de la reconnaissance conceptualisée par le philosophe Axel Honneth dans l’ouvrage « La lutte pour la reconnaissance » (Honneth A, La lutte pour la reconnaissance, Gallimard, 2013).
12 La théorie dite de l’attachement a été développée par John Bowlby (1907 – 1990) médecin et psychiatre.
13 Paulo Freire
14 Célestin Freinet

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