Ce que cache l’injonction à la mixité sociale

Par Christophe Pruvot

De partout, les politiques publiques, dans leurs dispositifs et leurs appels à projets nous imposent à faire de la mixité sociale un enjeu majeur de nos actions et nos projets. Mais qui est ce « nous » ? Mais qu’est-ce que la « mixité sociale » ? Et qu’est-ce qui « nous » met en tension avec une forme d’injonction à la mixité sociale ?

Nous, nous sommes des acteurs de l’éducation populaire politique, du travail social et éducatif et de l’animation socio-culturelle. Nous travaillons et sommes présents au quotidien dans les quartiers dits sensibles (vocabulaire médiatique et politique repris par les institutions), dans les quartiers populaires, dans les quartiers pauvres, dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Nous sommes en relation et avons des relations authentiques (une sincérité qui englobe, aussi, l’affect et l’émotion) avec les enfants, les familles, les jeunes, les adultes, les personnes âgées qui habitent et qui vivent dans ces quartiers. Nous travaillons avec et dans la diversité d’un territoire. Cette diversité est culturelle, éducative, sociale, économique, politique… Cette diversité naît du genre, des âges, des potentialités, des qualités, des trajectoires de vies, des ruptures, des traumatismes, des difficultés… Nous sommes pris dans le réel, nous travaillons avec et dans le problème, nous sommes confrontés aux difficultés du quotidien comme celles et ceux que nous rejoignons et que nous accueillons…

Une injonction consensuelle.

La notion de mixité sociale devient un modèle incontournable et légitime de répartition et de mélange des populations dans l’espace public depuis 40 ans. C’est un modèle qui s’impose aux travailleurs sociaux et éducatifs dans leurs interventions, leurs accueils, leurs actions et leurs projets. Il n’est pas rare de constater que certains professionnels imposent, eux-mêmes, ce modèle aux publics accueillis. Si pour les politiques publiques, la mixité sociale désigne une cohabitation, en un lieu, de personnes qui appartiennent à des catégories socio-professionnelles différentes, à des cultures différentes, à des âges différents, pour nous elle devient surtout une obligation, une injonction qui ne prend pas en compte la réalité et les enjeux du territoire. Pourtant, l’idée même de mixité sociale semble être consensuelle, louable et respectable : ce serait comme un idéal d’ouverture. La mixité sociale permettrait à toutes et tous de se mélanger, de s’accepter, de vivre ensemble, de se côtoyer au sein d’espaces et d’ambiances pacifiés. Seulement, nous regrettons que cet idéal de société cache des rapports de forces et de domination.

A qui s’adresse la mixité sociale ?

Nous pouvons nous appuyer sur les réflexions de Marie Hélène Bacqué et d’Eric Charmes qui prennent le parti de voir des « zones floues »1 (Charmes, Bacqué, 2016) dans la notion de mixité sociale. Ces « zones floues » sont entendues comme des intentions déguisées. Il semble important de rappeler que la mixité sociale est un projet qui ne s’adresse qu’aux quartiers dits populaires ou défavorisés. Les habitants des quartiers « pauvres » auraient besoin de mixité sociale, auraient besoin et intérêt à être mélangés à d’autres catégories sociales pour promouvoir une ascension. Derrière la finalité de promotion, nous pouvons entendre que certaines populations seraient illégitimes à se regrouper dans l’espace public. Certaines populations (comme les travailleurs pauvres, les femmes seules, les enfants, les chômeurs par exemple) seraient désignées comme un danger pour le « faire société » si elles ne se mélangent pas à d’autres : ces autres qui seraient les gages d’un « vivre ensemble » paisible.

La mixité sociale : une forme de contrôle social.

La mixité sociale comme politique de peuplement urbain ou comme objectif à l’accueil de toutes et tous dans les structures sociales et éducatives s’exerce comme un contrôle social. En d’autres termes, le simple fait d’imposer la mixité sociale devient un acte violent interdisant les regroupements de certaines populations que l’on juge dangereuses, sans autre fondement que la généralisation simpliste et populiste. Cette atteinte à la liberté de se retrouver et cette attaque contre les solidarités montrent une volonté de décomposer les classes populaires. En se positionnant contre la formation de groupes, les politiques publiques sont une entrave à la puissance d’agir des communautés. C’est, encore, un paradoxe que nous soulevons, ici. En effet, à côté d’une exigence à une éducation à la citoyenneté, certaines institutions trahissent une mise à l’écart des forces qui permettent les solidarités et l’émancipation collective. Le communautarisme, ennemi de la démocratie, se confond, pour l’État, avec la construction des groupes, des collectifs et des communautés qui sont, en réalité, une ressource pour la transformation. La peur du communautarisme, l’injonction à la mixité sociale disqualifient les quartiers populaires et les habitants qui y vivent. Cette stigmatisation de quartiers comme lieux de violences, de pauvreté, d’insécurités, de problèmes sociaux nie, tout simplement, les ressources et les forces de ces quartiers et de ses habitants.

La mixité sociale : une domination douce.

Se rassembler permet de se rendre visible, permet de se faire entendre, permet de faire reconnaître ses différences, permet de faire valoir ses droits, permet de mettre en évidence les problèmes et les situations subies. On se rend vite compte que l’ouverture se solde, souvent, au profit d’une catégorie de population : une catégorie sécure puisqu’elle possède une reconnaissance, puisqu’elle est « bien insérée » dans la société, puisqu’elle prend part à la vie publique, puisqu’elle peut profiter de loisirs… Ce groupe dominant peut imposer, consciemment ou inconsciemment, ses normes, sa pensée dans les espaces, les lieux de la vie quotidienne. Celles et ceux qui n’avaient pas de place, qui n’avaient pas la parole, que la société a négligé restent dans l’ombre de celles et ceux qui prennent la parole. L’insécurité, due à la précarité, ne rend pas aisée l’engagement2 (Ott, 2019). L’insertion sociale, la « stabilité » sociale et familiale (la stabilité est entendue, ici, comme l’ensemble des sécurités affectives et matérielles détenu par une personne ou une famille) facilitent la participation à la vie publique et politique. En mélangeant les catégories sociales et socio-professionnelles, c’est à la catégorie de population la plus aisée, la plus sécure que l’on permet de prendre, de conserver une place au détriment des plus « vulnérables », des plus « fragiles », des « précaires ». Nous affirmons que la solidarité ne naît pas d’un mélange social imposé et obligé. La solidarité naît des ressources d’une communauté, de la force collective des populations opprimées. La solidarité naît de la prise de conscience des oppressions et des inégalités. La solidarité devient « redistributive » quand l’injustice est visible. La solidarité, la reconnaissance, la lutte contre les oppressions sont des ressources pour la transformation sociale, pour un monde plus juste, pour un vivre ensemble qui prend en compte les différences. La notion de mixité sociale voulue par les pouvoirs publics ne considère pas l’épaisseur, la profondeur et les ressources de l’hétérogénéité de la société. La mixité sociale serait une domestication et une domination des plus fragiles3 (Neveu, 2021). C’est pour cette raison, notamment, que nous lui préférons la notion de diversité.

Mais la diversité n’est pas la pauvreté.

Nous accueillons la diversité d’un territoire composée de femmes, de mamans, d’enfants, de personnes seules, de familles, de parents, de jeunes, d’adultes, de personnes âgées, de personnes porteuses de handicaps, de personnes atteintes de troubles psychiques ou psychologiques, de retraités, de chômeurs, d’ouvriers, de pauvres, de travailleurs pauvres… Cette diversité se traduit dans le croisement et le mélange de trajectoires biographiques et d’histoires de vies, des trajectoires qui portent leurs lots de ruptures et de traumatismes, des histoires qui mêlent joie et tristesse, qui se rappellent aux souvenirs, aux moments marquants. Cette diversité est remplie de beautés dans ce qu’elle nous renvoie, dans ce qu’elle crée, dans ce qu’elle forme au quotidien. Nous considérons indignes et malveillants les propos qui nous reprochent d’accueillir, exclusivement, la pauvreté du territoire, ou nous taxent de donner une image dégradée d’un quartier ou d’un projet, ou encore nous accusent d’entretenir la pauvreté et le repli sur soi. Non, la diversité n’est pas la pauvreté, elle est plus riche et elle est créatrice de liens, d’amour, de confiance, d’estime, de solidarité, de dignité, de respect… pour soi et pour les autres.


Références bibliographique / Sources :
1 Charmes E., Bacqué M-H., Mixité sociale, et après ?, Paris, PUF, 2016 : https://www.cairn.info/revue-population-2017-3-page-552.htm
2 Ott L., Philosophie de la précarité. Sortir de l’impuissance, Lyon, Chronique Sociale, 2019
3 Intervention de Catherine Neveu (Anthropologue) à l’Université d’Automne de la Fédération des Centres Sociaux Nord Pas de Calais. 19 octobre 2021. Parc départemental d’Ohlain.

< Retour


Publié

dans

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *