Autour de la notion d’inclusion: Partie I

Partie I sur III

Par Frédéric Bellenot, chef de secteur, responsable de structures socio-éducatives, à Lausanne
Contact: Frederic.Bellenot@lausanne.ch

Note: Nous publions ici la première partie d’un article dense, de Frédéric Bellenot, chef de secteur et responsable de structures socio-éducatives à Lausanne.

Cette première partie est suivie de deux autres .

Ce texte nous a semblé important car il développe d’une manière rare, la question de l’inclusion, en lien avec la construction de la collectivité et non pas d’un point de vue individuel et déficitaire.

La question de l’amitié , dans le développement des relations et constructions éducatives y est également centrale, comme celle de la Communauté.

L. OTT

AUTOUR DE LA NOTION D’INCLUSION
1/3 ENVIRONNEMENT
CONTEXTE

La création de ce texte en trois volets part de nombreuses observations et échanges faits dans les institutions traitant avec l’enfance, et plus particulièrement dans le domaine de l’accueil de jour d’enfant d’âge scolaire à Lausanne. Les généralités partagées autour de l’inclusion par les professionnel·le·s de l’enfance, à l’école ou en accueil de jour, ont montré généralement une impuissance due à une impression ou une attente envers l’état ou ses représentant·e·s de l’octroi ou d’ajouts de moyens supplémentaires pour accueillir des enfants en difficulté. « On veut bien accueillir des enfants à besoins particuliers, mais il nous faut les moyens pour le faire » est une phrase qui traverse largement les institutions et qui souvent fige, empêche le travail de réflexion important ainsi que les dispositifs permettant l’accueil de tous les enfants. Car elle présuppose que le travail qui peut être fourni en l’état et sans soutien est insuffisant, et que c’est bien d’une aide extérieure ou supérieure que viendra la solution à la problématique. De là, de cette impuissance auto-proclamée et auto-réalisatrice, nous pouvons observer des équipes en grande souffrance face à un enfant et ses manifestations, des enseignant·e·s désirant exclure les enfants de leur classe et ne pouvant imaginer un travail autre que celui de la gestion des feux et des phénomènes engendrés par l’enfant lors de ses interactions avec son environnement proche.

À ce stade, et pour l’ensemble des volets, il est primordial de dire que ces derniers ne doivent aucunement – explicitement ou implicitement – laisser penser que le financement de l’éducation ou du travail social est amplement suffisant et qu’il n y a pas d’enjeux politiques, économiques et sociaux à la question de l’inclusion, ou dans le domaine de l’enfance de manière générale. Au contraire, il s’inscrit dans un travail de réappropriation et d’empuissancement général du contexte du travail social, de réaffirmation d’une action forte à dimension politique, dans un agir ici au sein d’un appareil publique et étatique. Reprendre pouvoir et dignité, proposer une action qui permette la constitution de collectivités fortes, peu importe le contexte, ou plutôt malgré le contexte, pour ensuite pouvoir affirmer, de manière collective et concrète, des besoins, et mettre en lumière de nombreuses compétences, savoirs et expériences. Refuser une certaine dialectique de l’impuissance entre l’institution et les professionnel·le·s pour pouvoir trouver des voies de traverses, des alternatives, des idées qui consolident l’ensemble de chaque groupe. Ramener de la vitalité dans les discours pour ramener de la vie et de la circulation dans les environnements éducatifs. Sortir de la symptomatologie et de son illusion du contrôle pour revenir à ce qui nous lie, aux amitiés, aux intérêts de chacun·e.

Ce document doit permettre, bien au-delà de sa critique, de transmettre une pédagogie concrète en proposant une autre vision de la question de l’inclusion, et revenir simplement à la question de l’appartenance à un groupe.

D’une vision individualisée déficitaire à une analyse intersectionnelle des rapports

Dans les institutions traitant avec l’enfance, un des biais important dans la lecture et la compréhension des interactions entre enfant est dû à une focalisation déficitaire et individualiste. Déficitaire car se concentrant sur une particularité prétendument négative par rapport à des standards normatifs. Individualiste car définissant le comportement de chaque enfant de manière divisée et indépendante des autres et du contexte. Cela donne lieu à de multiples malentendus et biais d’analyse. Qui donneront lieu à des mesures mal ciblées, peu opérantes, une impuissance et de la violence institutionnelle en résultant dans certains cas.

Assez logiquement, une des premières étapes à effectuer pour pouvoir proposer une analyse des enjeux interactionnels d’une collectivité d’enfants doit se porter sur le contexte général et le territoire. Combien d’enfants ? Quels processus ? Quelles prescriptions ? Quel territoire ?

Par exemple, si nous prenons quelques situations dans le cas de l’accueil de jour, le sentiment d’appartenance d’un groupe de seize enfants accueillis dans une salle de paroisse se développera de manière différente qu’avec une quarantaine d’enfants en forêt. Dans le prolongement, l’accueil d’un enfant malentendant fréquentant régulièrement le parc du quartier ne se fera pas de la même manière qu’un enfant d’éducateur·trices rescolarisé à la rentrée. Les différents niveaux de focalisation et leur intersection, c’est-à-dire leur mise en vibration, en dialogue, doivent nous permettre de comprendre les enjeux interactionnels du groupe et de chaque enfant.

Concernant la prescription, si les enfants à l’intérieur du groupe sont mis en concurrence autour d’objectifs ou dans leur productivité, avec des dominants et des impuissants, l’accueil de chaque enfant se déroulera d’une toute autre manière que si l’objectif premier de cette collectivité est l’inclusion de chaque enfant par tous·tes. Cette évidence apparente est loin de se remarquer dans les différents réseaux interprofessionnels qui ont tendance à parfois occulter toute contextualisation interne aux institutions. Comme si la manifestation de l’enfant était due à des enjeux extérieurs (famille, syndrome, retard d’apprentissage etc.) au contexte où il se manifeste.

Dans l’espoir de vouloir créer une communauté inclusive, faite d’enfants et d’adultes accueillants et en capacité de le faire, la compréhension de l’ensemble du contexte et du territoire, puis de la collectivité en soi est prépondérante, et cela avant même de poser les yeux sur un enfant arrivant dans la structure. De manière générale, et c’est assez logique, nous pouvons partir de l’idée que plus la collectivité est hospitalière et inclusive et moins nous aurons besoin d’accorder de l’attention aux particularités individuelles de chaque enfant.

Faire avec l’existant

La « qualité de l’accueil » est une préoccupation que l’on retrouve dans de nombreuses discussions institutionnelles de lieux d’accueil pour l’enfance. De ces discours généraux traversant l’ensemble des acteur·trices débouchent un ensemble d’idées et de demandes afin d’améliorer les conditions matérielles et prescriptives, adressées à la gouvernance et aux autorités politiques. Ces luttes sont fondamentales pour les raisons énoncées plus haut. Parallèlement, et de manière paradoxale, l’analyse croisée de ces mêmes conditions au sein des structures se fait peu malgré une marge de manœuvre – notamment pour les prescriptions pédagogiques – existante. Comme si la lutte pour l’amélioration des conditions cadres et matérielles figeait et bloquait la question de la qualité de l’accueil dans son ensemble.

Il semble fondamental, dans une perspective de travail nourrissant des objectifs sociaux et culturels concrets, de pouvoir effectuer une opération conséquente d’analyse pratique et réflexive pour chaque structure en lien avec son domaine de responsabilité. La qualité de travail ainsi que la capacité inclusive des collectivités d’enfants ne sont pas uniquement corrélées aux conditions matérielles qui la supportent. En effet, la « valeur ajoutée » que nous attendons d’une collectivité d’enfant n’est pas liée à une marchandise produite, mais bien à un ensemble d’actions et de manifestations qui attesteront d’un mouvement d’élévation, d’empuissancement ou d’émancipation de l’ensemble des acteur·trices de la structure, adultes et enfants confondus.

L’éducation, tout en se situant historiquement, environnementalement et matériellement, doit pouvoir être l’affirmation d’une idéologie à tenir, et parfois à défendre par les acteur·trices concerné·e·s. C’est bien dans cette dialectique entre l’idéal – une utopie concrète – et la situation que se tient l’éducation dans son ensemble. C’est ce qui permet toute sorte d’expériences sensibles et valorisantes émergeants de différents contextes que l’on pourrait qualifier de plus ou moins favorables. Dans l’idée de l’éducation comme un parcours, un itinéraire traversé par les événements et les relations d’interdépendance entre individus, nourrissant un but « d’adaptation émancipée » – nous nous adaptons au contexte mais nous pouvons nous en émanciper-, il parait important de garder l’idéologie en ligne de mire, en perspective, comme tiers garant ; car c’est bien elle qui permettra de nous extraire de notre situation, d’en faire le procès, et d’imaginer d’autres issues que celle de devoir nous adapter.

Dans le cas d’un accueil d’enfants, si nous restons dans une optique de parcours et d’itinéraire d’une collectivité œuvrant à cette « adaptation émancipée », c’est bien en mouvement et dans une forme d’instabilité perpétuelle que cette dernière va pouvoir se structurer pleinement. Et cela dans sa compréhension des enjeux multiples existants et traversant le collectif, dans sa capacité à se mettre en mouvement, en recherche, et enfin dans sa capacité à s’émanciper, c’est-à-dire à trouver et construire des solutions aux problématiques identifiées et émergeantes de manière autonome.

Une des problématiques constantes et récurrentes de cette collectivité sera sa composition protéiforme. Il est important ici de dire que ce qui est entendu par collectivité d’enfants, c’est bien un ensemble composé d’enfants et d’adultes. Les adultes font partie de la collectivité d’enfants. Ils y ont un rôle, des fonctions, ils existent. Ce qui est intéressant avec l’idée d’inclure les adultes dans la notion de collectivité d’enfants en structure d’accueil, c’est qu’un certain retournement de la subordination opère dans cette détermination. C’est bien les enfants, en collectif, qui sont déterminants dans la dénomination d’un groupe également composé d’adultes faisant partie de cette collectivité. Un autre aspect important de cette idée est de partir du principe que les adultes sont également traversés par des préoccupations proches ou analogues à celles des enfants, que l’équipe éducative au sein de la collectivité a aussi un itinéraire à effectuer, doit aussi, d’une certaine manière, apprendre et s’élever.

L’analyse de la composition de la collectivité est extrêmement importante si l’on veut renforcer le collectif, l’activer et enfin qu’il monte en puissance. Quelles sont les amitiés existantes ? Ses dernières sont-elles, par exemple, orientées autour d’objectifs en commun avec la structure ou sont-elles oppositionnelles ? Le quartier est-il favorable aux échanges entre enfants en dehors des moments dans la structure ? L’ensemble des enfants accueillis fréquentent-ils le quartier ? Y’a-t-il des groupe d’intérêts autour d’activités (des enfants inscrits au club de taekwondo local par exemple) sportives ou artistiques ?

La différenciation des individus ici opère non pas pour voir toutes les problématiques existantes mais aussi et surtout toutes les forces existant préalablement dans le groupe qui pourraient favoriser l’émergence d’un collectif soudé et lié autour d’intérêts communs. Faire avec l’existant. Et, dans une structure où les enfants n’ont pas choisi expressément de la fréquenter, cela nécessite encore plus de faire avec l’existant. De comprendre les adhérences entre les différent·es acteur·trices de la structure afin de pouvoir compter dessus, les renforcer et les étendre à l’intérieur du groupe. C’est un écueil important, fondamental même qui génère beaucoup de malentendus. Nous n’avons pas défini d’objectifs communs, nous ne nous connaissons pas vraiment, et nous attendons que le collectif s’entende par défaut et que les adultes soient là pour intervenir en cas de problème. Alors que ce collectif, qui n’a de collectif que le nom, au début, ne tient quasi uniquement que sur les liens existants préalablement entre enfants. Dans cette perspective, expliquer les règles, le cadre et montrer des formes de démonstrations de force de la part de l’équipe éducative ne permet d’instaurer qu’un rapport de soumission, tout au plus. Pour beaucoup d’enfants, de par leur extériorité au monde des institutions et de leurs prescriptions, il sera difficile de comprendre naturellement au nom de quoi cette soumission est demandée. Isolés, déracinés, impuissants, incompris, ces enfants hors-sol risqueront donc fort de se manifester avec véhémence, de quelque manière que ce soit, afin d’exiger proximité, regards, affections, appartenance. Et l’équipe éducative, obnubilée par la non-soumission à leur autorité, de reprendre le geste plutôt que d’essayer de comprendre les causes de la manifestation. Ce malentendu originel et fondateur constitue un prélude à l’apparition de problématiques durables dans une collectivité. 

D’un comportement jugé inadéquat à un besoin d’appartenance

Les institutions traitant avec l’humain ont développé toutes sortes de mécanismes de séparation, d’évaluation et de jugement permettant de répondre de manière adaptée à ce qui est perçu comme un déficit, une anormalité ou un problème individuel. Les travailleur·ses sociaux·ales, dans leur désir d’aide et leur capacité adaptative, peuvent avoir de l’appétence pour cette gestion sociale héritée notamment de la psychiatrie ou des prisons. Dans des structures non spécialisées comme les lieux d’accueil, le besoin de reconnaissance et de valorisation des professionnel·le·s peut les pousser à s’investir pour les cas, et à désirer des problématiques pouvant valoriser leur travail. Par exemple, les « troubles du spectre autistique », en plein essor dans le monde scolaire et dont l’intérêt médiatique est marqué, présentent une formidable opportunité de créer un lien d’interdépendance valorisant pour l’adulte, qui va devoir travailler avec un cas reconnu et permettant de prouver la complexité de son travail. Il n’est pas rare d’ailleurs, lorsqu’on parle avec des travailleur·se·s sociaux·ales de leur travail, de ne pas retomber assez vite sur les situations les plus marquantes, les plus remarquables, finalement les plus valorisantes. Cette interdépendance entre criticité des cas et valorisation des professionnel·le·s rend l’équilibre de la collectivité compliquée. Si un enfant existe dans la collectivité par sa problématique, qui est reconnue doublement par les TS – elle est là et elle nous valorise – son évolution, son appartenance et son existence seront entravés en permanence par cette identité et par un ensemble d’attentes et de loyautés liées aux désirs d’interactions des adultes voulant gérer la problématique. Pour résumer simplement cette idée dialogique: « s’il n y a plus de problèmes à gérer, quelle est la valeur et le sens de notre travail ? ». Cette logique gestionnaire et déficitaire facilite l’apparition de problématiques, les renforces en grande partie et, à la fin, crée de l’exclusion car elle aura rendu les interactions entre l’enfant et son environnement exclusivement centrées sur son problème dans une dialectique paradoxale de résolution/renforcement.

À partir de ce constat, c’est ici plusieurs changements de perspectives et d’appréhension du groupe et de chaque enfant qui doit s’opérer dans la collectivité. Effectivement, dans des temporalités courtes, certains adultes peuvent par impensé, de par leur parcours ou à une mauvaise prescription imaginer la collectivité d’enfants comme une zone d’intervention et de règlements des problématiques comportementales émergeantes. Dans la prolongation, en réaction avec les différents événements et phénomènes conflictuels ou émotionnels quotidiens, l’adulte trouvera son utilité dans la réaction et sa performance dans l’atténuation desdits phénomènes.

Le groupe, sa constitution et son évolution ne seront pas ou très peu questionnés : seule une idée de ce qui est un comportement adéquat ou inadéquat subsistera, ce qui est un problème ou ne l’est pas. C’est l’idée que l’on pourrait renvoyer à l’adage « nous faisons plus que de la garde », que l’on retrouve et entend dans la plupart des équipes éducatives. Plus que de la garde, mais essentiellement de la garde et de la surveillance si la question de la collectivité, des interactions, des objectifs socio-éducatifs concrets et de leur réalisation ne sont pas questionnés en profondeur. À nouveau, l’héritage d’institutions de contrôle et leurs pratiques gestionnaires ont un impact certain sur des pratiques impensées, irréfléchies, spontanées. Beaucoup d’aspects du travail et des lieux ne sont pas visibilisés ni questionnés, et les forces de l’héritage institutionnel viennent s’y immiscer avec aisance.

Nous l’avons dit plus haut, l’importance accordée aux comportements inadéquats au sein d’une collectivité est presque directement corrélée aux difficultés d’appartenance et d’inclusion dans le groupe d’une partie ou de l’ensemble des enfants. C’est donc bien cette opération que la collectivité doit mettre en œuvre dans son ensemble. Questionner non pas ce qui exclurait ou rendrait difficile l’existence au sein du groupe, avec tout son système de sanctions, de punitions, de menace et d’exclusion à l’encontre d’individus qui pour la plupart ne se sentent appartenir à rien. Mais questionner justement ce qui nous permet de faire groupe, de faire en sorte que toutes et tous, nous nous réclamions de quelque chose : un groupe, un territoire, des membres et un ensemble de pratiques connues.

L’ordre comme système d’exclusion

Situer les détenteurs du savoir et du pouvoir dans les institutions permet une analyse intéressante en lien avec la collectivité. Si le pouvoir est aux mains de quelques individus, qui capitalisent en eux-mêmes et par leur discours le savoir et les objectifs du groupe, les attentes envers la collectivité seront généralement déterminées autour de l’adhésion/soumission de tous·tes envers les détenteurs du pouvoir, doublement justifiés par leur monopole sur la vérité. L’avenir, si il y en a un imaginé par ces détenteurs, sera donc déterminé et détenu par ces derniers. L’ordre n’accueillant que très difficilement la différence, l’inattendu et l’étrangeté, nous pouvons imaginer la difficulté de ces systèmes à accueillir la diversité, tant elle représente une menace à la dialectique autorité/soumission. En n’ayant pas encore intégré les prescriptions – pouvoir – ou en remettant en question le système de représentation qui permet de tenir la collectivité – savoir.

Cependant, les difficultés que nous observons lors de l’accueil d’un enfant qui va, par sa seule existence au sein du collectif, mettre en péril les prescriptions et le système de représentation de la collectivité pourrait se révéler être celui qui permet au collectif de s’élever et de se développer. En questionnant les limites, les règles, l’ordre établi, les discours et représentations qui les sous-tendent.

Si l’on prend l’exemple d’un enfant ayant des difficultés à traiter les interactions d’une collectivité, à les métaboliser et en saisir les enjeux, il va à plusieurs reprises mettre les pieds dans le plat. En décalage face aux différents mots d’ordre, en mouvement lorsqu’il faut s’arrêter, à l’arrêt lorsqu’il faut se mettre en mouvement. De cet ensemble de décalages, toutes sortes de typologie d’enfants sont apparues, et apparaissent encore, appuyés par la recherche scientifique ou d’autres instances productrices de vérités. Sans remettre fondamentalement en question la production scientifique de ces nouveaux types d’enfants, nous pouvons constater que les phénomènes de stigmatisation en résultant sont importants, en témoigne l’accroissement de demandes d’aides et de soutien dans les institutions. Certaines équipes éducatives de l’enfance, obnubilées par le stigmate sur l’enfant et ses manifestations prophétiques, s’en déresponsabilisent et estiment que l’enfant désormais n’est plus enfant, mais « spécial ». C’est important de dire qu’il est spécial avant tout parce qu’il met les pieds dans le plat et dérange l’ordre de l’institution. Nous tenons ici un paradoxe fondamental : le mandat phare des structures socio-éducatives est de permettre aux enfants d’apprendre et de développer leurs compétences sociales. Si un enfant n’a pas tous les codes sociaux régissant l’accueil, ne se sent pas inclus ou concerné par la collectivité dans laquelle il se trouve, il doit fort logiquement être « le plus concerné » par l’apprentissage de ces habiletés sociales. Cependant, pour certains professionnel·le·s de l’enfance, si un enfant n’a pas les codes manifestes, cela va relever du « spécialisé », en gros d’une structure où l’enfant spécial est aux mains de personnes qui savent comment faire, des spécialistes du spécialisé. Le mandat donc central du domaine socio-éducatif est abandonné par les experts du socio-éducatif si l’enfant est « trop » concerné par le mandat socio-éducatif, si il est trop central. Ce paradoxe, à nouveau, puise ses logiques ségrégatives et excluantes dans l’histoire de la psychiatrie, de la justice et du travail social par prolongement. Comme si le fait de concentrer les plus ou moins mêmes exclus à l’intérieur d’un dispositif adapté mais à l’extérieur de leur environnement allait produire chez eux une prise de conscience de l’enjeu d’appartenance. Apprentissage par l’arrachement, par l’exclusion, par le travail forcé. Ces traitements sont justifiés par les difficultés rencontrées dans les institutions d’accueil qui ont une capacité d’inclusion à géométrie très variable, à la croisée entre les professionnel·le·s en présence, le niveau d’élaboration pédagogique, les prescriptions institutionnelles et le contexte social et politique. 

Pour poursuivre, en termes de menace liées à l’ordre de l’institution, un enfant qui s’éloigne de la collectivité sans rien dire par exemple, qui peut sortir de l’institution sans crier gare, représente peut-être, avec l’enfant qui aime abattre ses membres ou d’autres objets sur les autres enfants, le type de cas les plus préoccupants à l’ordre d’une institution. Au-delà du rappel de la consigne, sans succès, les équipes peuvent avoir des difficultés au point de se sentir démunies, vouloir une aide – une personne qui reste à côté de l’enfant – ou exiger une exclusion, car, garantes de la sécurité des enfants, elles ne peuvent plus l’assurer si l’enfant sort de l’espace de vision des adultes.

Cet enfant, venant travailler avec les limites et les marges questionne effectivement immédiatement les fondations même de l’accueil, les missions et l’ensemble des représentations de chacun·e. Dès lors, il viendra permettre à l’équipe et au collectif de questionner sa solidité, c’est-à-dire sa créativité, sa capacité à accueillir et voir leur action évoluer au gré des enfants accueillis et des dynamiques.

En reprenant l’arrivée de cet enfant sous le prisme de l’opportunité de développement du collectif, un grand nombre de questions pertinentes peuvent émerger des situations vécues. Dans le cas des départs/disparitions impromptues d’un enfant, voici quelques questions qui permettent de montrer comment le désordre apparent induit par l’enfant est révélateur surtout de l’organisation générale et, parfois, d’impensés :

  • qui est concerné par les déplacements de chaque enfant ? Les adultes, les enfants ?
  • qu’est-ce qu’assurer la sécurité des enfants ? En quoi les enfants assurent-ils leur propre sécurité ?
  • qu’est-ce qui permet aux enfants de comprendre les périmètres ?
  • quels rituels sont mis en place pour susciter l’appartenance ?
  • qui sont les autres acteurs·trices autour des enfants et qu’ont-ils à nous dire ? Que prenons-nous d’eux·elles ? Quels rôles ont-ils dans l’accueil ?
  • lorsque l’enfant sort de la collectivité, il fait quoi ? Combien de temps ?
  • que nous dit-il de sa sortie ?
  • y’a-t-il un traitement différents entre les différents types de « disparitions » d’enfant ?
  • sur l’ensemble de ses départs impromptus, que peut-on observer ? Avant ? Pendant ?
  • que font les autres enfants quand il part ? Pourquoi ?
  • quels liens sont construits avec les autres enfants et quelle place a-t-il dans la collectivité ?
  • en quoi et pourquoi l’extérieur est-il perçu comme dangereux ?

De ces différentes questions, non exhaustives, peuvent émerger non seulement des pistes d’actions et des projets pour l’enfant mais également une remise en question des évidences et des impensés de l’organisation générale et de l’équipe éducative. Dans la situation présente, il ne s’agit pas simplement de gérer le moment où l’enfant sort, mais de déplier l’ensemble des enjeux liés à cet évènement. En ce sens, cela doit permettre aux acteurs·trices de renverser la situation et de neutraliser quelque peu les effets de renforcement d’ordre institutionnel.

Ce premier volet met en évidence différents paradoxes, confusions ou malentendus dans les institutions accueillant des groupes d’enfants. Les situations difficiles rencontrées par les professionnel·le·s de l’enfance dans un environnement institutionnel pavé de croyances limitantes, de jugements déficitaires et de pratiques impensées vont non seulement se retrouvées figées par ce maillage contextuel mais également entretenues et favorisées.

L’analyse intersectionnelle des rapports qui s’imbriquent dans les structures, la compréhension fine des identités plurielles de chacun·e et enfin le travail permanent de réflexion autour des limites et de ce qui limite doit permettre de mieux situer le travail social et les missions socio-éducatives dans les institutions de l’enfance.

Comme nous l’avons dit, plutôt que de s’arrêter sur ce qui fait défaut ou va à l’encontre de l’ordre institutionnel, il s’agit maintenant de s’attarder sur ce qui lie, ce qui rapproche, ce qui peut permettre à chaque enfant, aussi détonant qu’il soit, de se sentir accueilli, considéré et aimé. 

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