Par Christophe Pruvot
Le don dans le travail social et éducatif que nous menons est essentiel. Il traverse nos journées et participe à bâtir une conception du monde plus juste, plus humaine : « une vie bonne avec et pour l’autre dans des institutions justes »1 (Ricœur, 1990, p. 199 – 236). Le don est à la fois relation à l’autre et reconnaissance d’autrui.
Le don permet de créer une relation authentique et une relation de confiance mutuelle. Le don est gratuit, il se situe en dehors de toute contrepartie, il n’attend rien en retour. Le don premier peut entraîner et entraîne un deuxième don qui doit être conçu et pensé comme un second premier don2 (Ricœur, 2002), comme un geste généreux qui n’attend rien en retour et non comme une obligation de retour. Mais, combien de fois, nous nous retrouvons face à des préjugés comme « le tout gratuit a ses limites » ou encore « c’est important, le donnant donnant, ça responsabilise ». Ces opinions nous sont servies comme des vérités toutes faites, des vérités que l’on ne peut discuter et qui ne seraient pas soumises à la controverse.
C’est, certainement, parce que nous portons, au quotidien, d’autres propositions que certaines institutions, certains techniciens ou experts se permettent de nous renvoyer ce type de présupposés sans prendre la peine de les argumenter ou même de les comprendre. Il y a derrière ce phénomène une absence de réflexion ou un déficit de pensée3 (Arendt, 2017) et dans le même temps une affirmation qui place l’opinion et l’avis au-dessus de l’action (et du sens donné à notre action) que nous proposons et de la voie que nous avons choisie.
Alors en considérant que nous avons à faire à des opinions et des préjugés, première étape vers la connaissance mais insuffisante à nos yeux4 (Spinoza, 1993), nous proposons d’apporter d’autres arguments qui pourront, nous l’espérons, ouvrir le débat et nous amener à découvrir d’autres chemins possibles.
Le gratuit, c’est ce qui est donné ou fait et dont chacun peut profiter sans contrepartie ou sans compensation. Nous nous appuyons sur la pensée de Paul Ricœur, pour considérer le gratuit comme le « don gracieux » qui conduit à des « états de paix » (Ricœur, 2002). En effet, nous nous situons dans la théorie de la lutte pour la reconnaissance d’Axel Honneth5.
Pour Axel Honneth, l’être humain doit obtenir la reconnaissance pour permettre son autoréalisation. Le regard de l’autre permet de construire un rapport à soi positif et de se construire comme sujet. Ce rapport à soi positif permettrait la participation à la vie sociale. Axel Honneth parle, alors, de trois sphères de reconnaissance. La sphère de l’amour fournit l’expérience d’être reconnu comme personne. L’amour procure le sentiment de confiance en soi (un sentiment de sécurité qui permet, aussi, la prise de risque). La sphère du droit nous amène à reconnaître les autres en tant que sujets porteurs de droits. Les relations juridiques assurent une protection sociale. La reconnaissance en droit permet d’acquérir le respect de soi-même et assure le fait d’être respecté par tous. La sphère de l’estime sociale a pour objet les qualités particulières des individus et nous amène à penser un rapport positif à soi qui conditionne l’estime de soi.
Nous pensons que ce rapport va dépendre d’un horizon de valeurs que des sujets concernés ont en commun. Cette solidarité qui se construit dans une communauté, va donner la possibilité de percevoir nos qualités et nos capacités et cela comme des éléments précieux pour la société (Honneth, 2013).
En croisant cette théorie à la pensée de Paul Ricœur, nous attestons et souhaitons que ce besoin de reconnaissance ne nous entraîne pas vers le désespoir, la violence et le fatalisme, c’est-à-dire dans une lutte incessante et infatigable où l’idéal serait, alors, hors d’atteinte (Ricœur, 2002). C’est pour cette raison que nous tentons des expériences dites « d’état de paix » à travers la pratique du don.
Ce sont des moments exceptionnels, des moments rares comme une expérience de reconnaissance mutuelle qui se définit à travers le concept d’agapè, le don sans attendre de retour (Ricœur, 2002).
Nous ne nous opposons pas à la société marchande, nous proposons quelque chose de différent. Lorsque l’on parle de don, il n’est pas rare (voire systématique) de faire référence à la notion de don contre-don de Marcel Mauss (Ricœur, 2002). Pour nous, cette notion pose un problème car elle se situe en opposition au concept d’agapè (don sans attendre de retour) et, donc, à la notion de gratuité.
En effet, la conception du don contre-don se situe dans une règle d’échange et non dans un geste généreux. La chose donnée se retrouve dotée d’une valeur et oblige à rendre à partir de la valeur de la chose donnée. Nous sommes, là, situés dans une économie circulaire et une économie d’échanges. Il existe une obligation de rendre en retour. Nous préférons nous intéresser à l’intention du don et au geste qui va symboliser la relation de reconnaissance mutuelle ou ce que nous pouvons appeler la relation de confiance.
La confiance qui va se construire à travers le partage, l’aide, l’entraide, la solidarité ou encore à travers des moments exceptionnels (rares), des moments festifs, des moments qui font sens, des moments inscrits dans notre histoire. En nous attachant aux moments, nous partageons, ici, la pensée d’Edgar Morin autour de la fraternité : « mes expériences de fraternité sont les plus beaux moments de ma vie »6 (Morin, 2019, p. 31). Donner son secours, c’est se sentir utile et c’est devenir riche (Morin, 2019). Notre civilisation est basée sur un développement de l’individualisme qui nous entraîne inévitablement vers des aspects sombres comme la compétition, la concurrence, l’obsession du profit, l’agressivité, les conflits, les oppressions…
Aujourd’hui, tout tend à isoler chaque personne. La mondialisation entraîne le repli sur soi et l’enfermement (Morin, 2019, p. 37 – 40). Alors, en prenant le parti de la fraternité, de la gratuité et du don, nous faisons le pari qu’il peut exister des « moments solaires » (Morin, 2019, p. 36), des « moments qui réchauffent nos vies » (Morin, 2019, p. 36).
Nous savons qu’il nous faut être en alerte car nous constatons, tous les jours, la déliquescence des solidarités au profit d’un égoïsme destructeur de lien social. Alors, nous créons des oasis de vie, nous entrons en relation, nous donnons et nous apportons, ainsi, du soin, du réconfort et des sécurités matérielles, alimentaires, affectives… Dans le don, la gratuité, les solidarités et la fraternité, nous voyons une « avant-garde d’humanité » (Morin, 2019, p. 59).
Dans nos pratiques du travail social et éducatif, en centre social et en espace de vie sociale, les expériences de don se concrétisent tous les jours et dans la durée. La reconnaissance de l’autre et des autres passe, aussi, par ce geste, ce pas vers l’autre. Mais, on n’avance pas vers l’autre les mains vides. On se risque, on cède une part de nous, on apporte quelque chose : du temps, de l’amour, un élément matériel, un vêtement, un repas…
Le don est si simple, il se concrétise dans un magasin gratuit (don de vêtements, de meubles), dans une épicerie gratuite (don alimentaire et de produits d’hygiène), dans une cantine sociale (don de repas). Le don de soi, c’est notre présence au quotidien dans nos ateliers de rue ou dans un accueil inconditionnel dans nos murs. C’est cette attention portée à l’autre, ce réconfort, cette sécurité affective, c’est l’amour que l’on donne et que l’on reçoit.
Parce que le don et la gratuité produisent cet effet retour, ce don que l’on n’attendait pas mais qui existe, qui se pense comme un premier don et non comme une obligation de donner en retour. Ce retour, que nous nommerons reconnaissance mutuelle, nous le constatons dans les dons matériels qui vont nourrir les actions comme le magasin gratuit et l’épicerie, dans les dons de temps et de soi qui permettent l’initiative et une place pour les habitants dans toutes les actions de solidarité du centre social et de l’espace de vie sociale, dans les dons d’argent réalisés spontanément et volontairement.
Ces dons mutuels, nous les vivons à chaque repas festif organisé dans l’espace public. Des moments de joie où les relations sont pacifiées, où les habitants et les professionnels travaillent ensemble et se reconnaissent mutuellement dans une communauté construite à partir de la diversité d’un territoire.
Références bibliographiques / Sources :
1 Ricœur P., Soi-même comme un autre, Paris, Points, 1990
2 Ricœur P., La lutte pour la reconnaissance et l’économie du don. Première journée de la philosophie à l’Unesco, Paris, 2004. http://fgimello.free.fr/documents/don paul ricœur.pdf (2002, 21 novembre)
3 Arendt H., Condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, 2017
4 Spinoza B., Éthique démontrée suivant l’ordre géométrique et divisée en cinq parties, Paris, Flammarion, 1993
5 Honneth A., La lutte pour la reconnaissance, Paris, Gallimard, 2013
6 Morin E., La Fraternité, pourquoi ?, Arles, Actes Sud, 2019
Laisser un commentaire