Partie II sur III
Par Frédéric Bellenot, chef de secteur, responsable de structures socio-éducatives, à Lausanne
Contact: Frederic.Bellenot@lausanne.ch
Note: Nous publions ici la seconde partie d’un article dense, de Frédéric Bellenot, chef de secteur et responsable de structures socio-éducatives à Lausanne.
Cette première partie est suivie de deux autres .
Ce texte nous a semblé important car il développe d’une manière rare, la question de l’inclusion, en lien avec la construction de la collectivité et non pas d’un point de vue individuel et déficitaire.
La question de l’amitié , dans le développement des relations et constructions éducatives y est également centrale, comme celle de la Communauté.
L. OTT
2/3 APPARTENANCE
Séquences vers le sentiment d’appartenance
Le collectif d’enfants accueille. De cette qualité d’accueil des enfants et des adultes va dépendre pour partie l’inclusion et l’exclusion d’enfants du collectif. Il est important de rappeler que nous pouvons exclure en ayant des pratiques discriminantes ou excluantes sans forcément exclure physiquement l’enfant du collectif. Il peut se retrouver isolé parmi les siens, de manière courte ou prolongée, ou peut être stigmatisé, c’est-à-dire fixé dans sa différence, négative et exclusive, lui conférant une aura toute autant négative parmi les siens. Ces stigmates restent opérants, l’enfant pouvant entrer en interaction à partir de l’étiquette qui lui a été assignée, pour quelques raisons que ce soit. Il devra néanmoins en répondre à l’intérieur du collectif. Les attentes du collectif vis-à-vis d’enfants stigmatisés sont souvent très importantes, lourdes et se manifestent par un jeu de regards, de gestes et de discours convergeant vers ces derniers. Aussi négatifs qu’ils soient, ils n’en restent pas moins des regards, des gestes et des discours à leur encontre. C’est là qu’une forme de magie opère dans la construction de la relation d’interdépendance entre l’enfant et le collectif. Bien que mis au ban et responsable de tous les maux, l’enfant n’en reste pas moins en interaction, voir même plus en interaction que d’autres enfants n’ayant aucune perception négative sur eux (d’où d’ailleurs le désir de ne pas parler « tout le temps des mêmes enfants » au colloque, désir assez répandu et répété, et parfois peut être appliqué dans certaines structures). Dès lors, est-ce que ce qui est important c’est la manifestation négative, où la proximité du jeu de regards, de gestes et de discours qui sera obtenue ?
Le nourrisson pleure pour rapprocher ses parents de lui. Les enfants aussi, mais ils peuvent développer toutes sortes d’autres systématiques afin d’arriver au même résultat. Dans la construction de ses sociabilités, chaque enfant expérimente une multitude d’interactions et va pouvoir se développer et éprouver plus ou moins de facilité à construire un réseau d’appartenance, de familiarités et de proximités relationnelles avec autrui. Dans une perspective de continuité, on pourrait généralement dire que plus l’enfant évolue, plus il sera à même de formuler mieux ses besoins et construire de meilleures liens relationnels avec son environnement. Cependant, l’enfant est marqué par différentes ruptures de contexte, d’attentes et de parcours dans différents groupes sociaux et collectivités. Au vu de l’hétérogénéité de ces groupes, il est difficile d’y interagir de la même manière, et surtout d’avoir les mêmes réponses de la part de ces derniers. On aperçoit ainsi la difficulté de certains enfants à s’adapter aux nouveaux contextes dans lesquels ils doivent construire différentes relations pour répondre aux multiples enjeux interactionnels qui se posent à eux.
Les enjeux d’appartenance et d’interdépendance à une famille, un groupe ou une communauté demeure une, sinon la préoccupation principale dans l’ensemble du parcours d’un être humain. Un accueil d’enfants doit pouvoir être un laboratoire d’expérimentation et d’apprentissage des interactions, de l’appartenance à un collectif et des sociabilités dans son ensemble.
En mettant l’enjeu relationnel au centre des pratiques et des institutions, en faisant l’effort de sortir quotidiennement de la vision déficitaire et de son univers catégorique, apparaît alors un nouveau monde avec d’autres sensibilités, d’autres temporalités, d’autres hypothèses. Ainsi, la question de l’amitié remplacera celle du déficit familial, du syndrome ou de la maladie. Comme nous l’avons dit plus haut, nous pouvons partir du principe que les difficultés rencontrées par un enfant dans une structure d’accueil sont inévitablement liées aux sociabilités construites (ou leur absence) dans la structure. Et dans la perspective de tentative d’une anamnèse d’un enfant dans l’institution, questionner depuis son arrivée toutes les tentatives d’interactions et les amitiés existantes de l’enfant se révèlent une source d’information et de compréhension extrêmement pertinente pour inscrire son évolution et comprendre les éventuelles difficultés auxquelles il fait face. Qui sont ses amis ? Quel type de relations entretient-il ? Où se situe-t-il dans le collectif ?
Cette perspective biographique des relations amicales de l’enfant et de son sentiment d’appartenance nous a permis de dégager plusieurs séquences et phases interactionnelles – avec leurs enjeux et perspectives propres. Ces phases démontrent une forme d’évolution dans les habiletés sociales, facilitent la compréhension et permet de situer l’enfant au sein du collectif observé. Le travail d’accompagnement, selon les phases, se révélera très différent.
Inclusion et évolution de l’appartenance en phases
Tout enfant arrivant dans une structure n’arrive pas avec la même expérience en matière de contexte relationnel, d’amitié et d’intérêt. Nous l’avons dit précédemment, l’enfant arrive avec un bagage de relations préexistantes facilitant ou rendant plus compliqué la construction d’un tissu relationnel au sein du collectif. Les informations échangées lors des entretiens familiaux ou lors des transitions entre deux institutions d’accueil doivent permettre de nous renseigner précisément sur les amitiés existantes à l’intérieur (et l’extérieur, qui sont les absents ?) lorsque l’enfant débute dans la structure.
Dans le cas d’enfants ayant des difficultés d’inclusion, c’est-à-dire de construction et d’entretien de liens relationnels amicaux parmi le collectif, nous remarquons certaines manifestations systématiques qui sont très récurrentes mais surtout qui semblent attester d’une évolution de l’inclusion de l’enfant et son sentiment d’appartenance au groupe. En effet, plusieurs observations autour d’enfants peinant à s’intégrer et être inclus nous ont montré que certaines phases identiques s’entrelaçaient de manière cohérente et les unes après les autres. De là, des hypothèses et une analyse des enjeux de chaque phases ont été posées afin de comprendre ce qui se jouait. Cela a permis enfin de pouvoir émettre des pistes, des approches ou en écarter d’autres.
Avant d’entrer dans la description des dites phases, il est important de dire que la systématique et l’enchaînement de ces dernières ont été observées et analysées à plusieurs reprises par différent·e·s professionnel·le·s de terrain dans des contextes institutionnels et pédagogiques différents. Les enfants, quant à eux, n’avaient comme dénominateur commun que le fait d’être très désœuvrés et angoissés de se retrouver dans une structure d’accueil. Pour le reste, la trajectoire familiale, institutionnelle ou leurs « besoins spécifiques » différaient diamétralement. C’est là l’intérêt de l’analyse, car elle doit permettre de revenir à un travail basé sur l’enfant et la construction de son adresse au collectif, ce qui est l’objectif premier d’une structure d’accueil, dans laquelle nous retrouvons de plus des professionnel·le·s censés être pleinement qualifiés à cet effet.
Cependant, si la séquence des phases a été cohérente et récurrente, elle ne constitue pas la seule et unique manière de s’intégrer dans un groupe. D’autres biais, ou peut-être d’autres phases pourraient venir compléter ces observations. Nous parlons ici d’enfants observés qui partent « de loin » dans leur cheminement qui les mènent à une inclusion sereine et durable dans le groupe.
Phase « Chaos » : l’impulsivité au service de l’angoisse
Dans un mouvement de foule, lorsque l’on doit se sauver, dans la peur, dans l’angoisse de mort de l’instant, une personne aussi empathique soit-elle peut venir à piétiner d’autres personnes pour arriver à s’en sortir.
Que pouvons-nous faire lorsque nous nous retrouvons isolés, esseulés, apeurés parmi des inconnus et que le langage fait défaut ?
Que faire quand nous désirons si fort entrer en lien, immédiatement, pour nous sauver, mais que nous ne savons pas comment faire, comment le dire ?
Que faire pour que l’on se rapproche de nous, de suite, lorsque l’angoisse et le sentiment de solitude s’empare de nous ?
La caractéristique première de la phase chaos pourrait être son atemporalité. Lorsque l’on est en survie ou dans l’urgence, c’est comme si le temps et l’histoire se dérobait sous nos pieds et que nous n’étions là que dans l’immédiateté, celle de nous sauver. Dans cet instant, suspendu dans le temps, tout est bon pour s’accrocher à quelque chose, à n’importe quel échange qui pourrait nous rapprocher de corps, qui pourrait nous donner l’impression de ne pas être seul, que des regards sont portés sur nous.
Dans cette phase, c’est donc bien l’urgence et la survie qui prévalent sur tout : ce qui est considéré comme bien, comme mal, ce qu’on nous demande de faire, de ne pas faire, ce que les autres ressentent. Rien de tout cela ne peut être entendu. Pour l’enfant, assourdi et aveuglé par cette pulsionnalité, il n’est pas possible de construire de liens tenaces, de relations. Paradoxalement, tous ces sens sont à l’affut, il va tenter de répondre à toutes sollicitations, ou semble susceptible de vriller à tout moment.
L’angoisse peut se percevoir directement, avec un enfant apeuré, mais peut se manifester par d’autre biais : posture défiante, violences de toute sorte, surexcitation, sollicitation permanente des autres. Ce que l’on voit, c’est un enfant qui met les pieds dans le plat, presque sans discontinuité.
Incapable de se construire un récit et de faire histoire dans la structure, il va rejouer, inlassablement, chaque jour, la même ritournelle.
Du point de vue de la structure, c’est évidemment là un moment critique, car on observe un enfant se comporter de manière inadéquate, régulièrement, et remettre les pieds dans le même plat, alors que l’équipe éducative avait passé du temps à lui expliquer pour quelles raisons il ne devait pas faire ce qu’il faisait.
Si nous reprenons l’idée du mouvement de foule, pris de panique, il y a peu de chance que l’explication d’éducateurs·trices sur les méfaits de piétiner ses contemporain·e·s à ce moment-là ne change quelque chose. Nous sommes sourds et aveugle à toute rationalité ou idée de bien et de mal. Nous essayons de survivre, à n’importe quel prix.
Que faire dès lors avec un enfant tellement en survie qu’il ne parvient pas à faire autre chose que répéter inlassablement la même ritournelle ?
Que faire alors qu’il semble imperméable à toute forme d’apprentissage ou de compréhension des enjeux de son environnement ?
Proximité et temporalité
On ne rassérène pas un enfant avec de l’ordre ou de la morale, on le rassure avec de la proximité affective et des liens sereins.
Dans cette phase Chaos, l’enfant n’a pas ou très peu d’ancrage affectif et temporel dans le collectif. Concrètement, par exemple, ce n’est pas un hasard si les transitions sont difficiles. Si ces dernières ne sont pas des marqueurs temporels inscrits dans un cheminement d’une activité à une autre, elles représenteront une rupture peu compréhensible pour l’enfant qui se retrouve face à du mouvement et probablement coupé dans ses exactions diverses pour créer du lien. C’est, de son point de vue, un moment probablement angoissant ou/et frustrant. À nouveau, dans des moments où l’angoisse est importante, les rappels à l’ordre risqueront de glisser sur l’enfant qui ne pourra pas entendre, ou voir même augmenter son état de détresse, générant un malentendu de plus.
L’observation doit nous permettre de voir comment et à qui l’enfant adresse son intérêt, qui représente l’enjeu principal. Quels enfants, quels adultes, par quoi ou qui l’enfant est intéressé ? S’il frappe systématiquement le même enfant, s’il fait le doigt d’honneur au même adulte, s’il regarde la réaction des enfants plutôt que de l’adulte auquel il vient de donner un coup sur les fesses : avec qui est-il en train de tenter d’entrer en interaction ? Il est possible que l’enfant s’adresse indistinctement, tout azimut, tentant simplement d’être en interaction, de manière frénétique.
La difficulté de cette phase est que l’enfant pousse la collectivité à réagir fortement, en urgence, en générant toutes sortes de problématique qui risquent d’entraver et ralentir son inclusion, pourtant bien souvent objet de tous ses désirs. Maladresse, impulsivité, peu d’empathie, sans rythme, sans écoute, tous les ingrédients nécessaires pour créer des stigmates et de l’exclusion. L’enfant fait consensus, il peut parfois même servir à renforcer des liens dans le collectif à travers son exclusion.
Intérêts et ancrage
L’angoisse de l’isolement, de l’abandon ou du rejet va provoquer chez l’enfant un besoin de vérification plus ou moins élaboré auprès du collectif. Dans la phase Chaos, c’est bien maladroitement, et souvent avec violence que ces vérifications vont se remarquer. Tape-t-il pour créer du lien ou tape-t-il pour vérifier si on le rejette à nouveau ? Cette ambivalence plutôt opposée et souvent remarquée montre à quel point l’enfant peut se retrouver dans des méandres et des volontés paradoxales en lui qui expliquent d’une part son impulsivité et d’autre part la difficulté qu’il a à se rasséréner et commencer à construire une histoire ou des relations durables dans la structure. Dans le prolongement, même si elle est très mal adressée, la volonté de créer du lien chez un enfant pris par ce type d’angoisse est à la hauteur de ses manifestations et de son impulsivité. On comprend aisément dès lors ce que l’exclusion va opérer comme renforcement négatif chez lui prouvant une nouvelle fois son sentiment de rejet ou d’abandon.
L’intérêt et la volonté de créer du lien doit être le point de départ dans l’accueil de chaque enfant. Malgré un faux départ ou des difficultés à entrer en relation, malgré peut-être des oppositions, l’enfant veut malgré tout créer des relations sereines au sein du groupe. Il n’est pas mauvais par nature, c’est ce qu’il arrive à faire au mieux dans ses interactions avec les autres. L’objectif dans cette phase Chaos, c’est donc d’observer attentivement, à travers tout le négatif et les maladresses, quelles seraient les portes d’entrées permettant de reconnaître l’enfant en dehors du chaos. De même, attester d’une trajectoire de l’enfant dans le groupe doit pouvoir lui permettre petit-à-petit de construire des références, des points de repères dans cette multitude d’échanges chaotique. Savoir qu’il peut recevoir autre chose que des insultes, des coups, ou des rappels à l’ordre s’il refait quelque chose qu’il a déjà fait peut devenir structurant. Même si à ce moment précis, il est impossible d’attendre qu’il ne reproduise plus les autres comportements pour lesquels il est remarqué. Si un intérêt est marqué sur une de ses manières d’entrer en lien et d’interagir – par exemple il a, une fois, proposé de jouer à un autre enfant, ce qui peut être incroyable dans le parcours de certains enfants – cela peut permettre à tous et toutes de relâcher l’attention portée à d’autres manifestations considérées comme négatives. Se montrer très proche de lui, très intéressé à être en interaction avec lui lorsqu’il formule et propose à un autre enfant de jouer est constitutif. Il voit des sourires, il entend des bravos, les gens sont proches et contents lorsqu’il demande à un enfant de jouer. De l’autre côté, si il profère des insultes en rigolant, marquer une forme de désintérêt et de distance lui permettra petit-à-petit de comprendre quels sont les meilleurs manières d’avoir des personnes à ses côtés, au-delà du bon ou du mauvais comportement.
Nous l’avons vu, ici, l’impulsivité et le manque d’ancrage lié à l’angoisse ne lui permettront pas à ce stade de construire une relation stable et durable, et donc continuera à engendrer des situations délétères dans le groupe, même si cela a pour résultantes beaucoup de situations où l’enfant souffre, de manière évidente ou silencieuse. C’est donc bien montrer de la proximité avec lui dans d’autres cadres que l’intervention et le rappel à l’ordre qui lui permettra, ensuite, de favoriser d’autres comportements pour qu’on se rapproche de lui et qu’on réponde à ses inquiétudes.
Normativité et intégration
Les règles et rituels qui régissent et rythment la collectivité doivent être entendus et intégrés par les enfants, dans leur grande majorité. La question n’est pas de savoir si un enfant dans cette phase doit suivre les règles, il ne le peut simplement pas, à part peut-être par la violence et la terreur. Mais il le pourra, très certainement, si la collectivité dans son ensemble participe à l’accompagner dans son cheminement afin de lui permettre de créer des liens affectifs solides et durables, c’est-à-dire qui tiennent dans le temps. C’est bien ça le principe fondateur de l’idée de communauté ou de collectivité inclusive.
Une des gageures importantes de cette vision de communauté inclusive c’est qu’elle vient travailler avec un impensé très fort dans l’éducation, et dans la société en général, que l’on pourrait nommer l’impératif de l’intégration. Une idée forte qui serait d’attendre obligatoirement qu’une nouvelle personne arrivant dans un groupe doive automatiquement faire preuve d’un désir clair d’intégration. Derrière cette idée, il y a le principe de soumission au groupe, au consensus et pratiques qui consolident et font exister le groupe. Il faut montrer un désir d’intégration clair pour qu’on commence à être accepté. Cet impératif comme porte d’entrée donne lieu à de très nombreux malentendus, car il attend que chaque enfant par magie comprenne les ritualités, la culture de la collectivité et l’organisation générale. Des structures qu’ils, à l’instar de l’école, n’ont pas choisi volontairement de fréquenter. Certains enfants pourront réussir à très vite comprendre – ou singer- les ritualités pour se fondre dans la masse, mais pour certains ces différents enjeux sont trop abstraits, leur étrangeté trop grande. Et il faut le dire, cet impératif de l’intégration est surtout tenu par les adultes. La question des attentes – puis de leur déconstruction – vis-à-vis des enfants accueillis dans l’institution par l’équipe éducative doit être une question à traiter prioritairement.
Comment construire dès lors une collectivité forte, faite de liens construits, de rituels connus et opérants, avec un ancrage – une collectivité qui fait histoire – et y inclure des enfants qui marquent une rupture nette et une forme d’extériorité à ces déterminants ?
Ce que l’enfant qui se singularise du collectif a à nous dire est précieux et fondamental pour le fonctionnement du collectif. Dans cette perspective, aussi complexe et difficile que ce soit parfois, pour l’ensemble de la collectivité et l’enfant, nous voyons combien cela peut permettre de renforcer, et non d’affaiblir, le groupe dans son ensemble.
Phase clown : singer pour survivre
Faire semblant, jouer un rôle est l’un des rares moyens d’attirer à nous les interactions sans y toucher, en faisant mine de les jouer ou les sur-jouer, alors que l’attention, elle, est bien réelle. Le spectacle rapproche, mais le public demeure à l’extérieur du jeu.
Dans l’élaboration et la construction de ses habiletés sociales, c’est-à-dire sa capacité à entrer en relation avec les autres, à entretenir un lien particulier, à « avoir des proches » aussi en dehors du cercle familial, l’enfant évolue et affûte ses compétences relationnelles ainsi que sa capacité à saisir les enjeux environnementaux, groupaux et les spécificités qui se trouvent en face de lui. Des différentes réactions observées en lien avec ses propres manifestations, il va pouvoir construire son adresse à autrui, son identité et comprendre quel est son rôle dans son environnement. Que se passe-t-il si je me manifeste ou je dis ceci ou cela ? Que faire pour obtenir ce dont j’ai besoin ? Quels intérêts j’entretiens à travers cette activité ou à l’intérieur de ce groupe ?
Nous l’avons vu, la phase chaos est un moment où l’adresse à autrui se fait de manière impulsive, de manière atemporelle, c’est-à-dire dans l’urgence de l’instant. Les actes sont peu réfléchis – peu importe que l’enfant soit considéré comme intelligent ou non d’ailleurs –, et l’enfant répète quotidiennement la même ritournelle, car cette dernière lui permet visiblement d’obtenir quelque chose dont il a besoin (de la proximité, de la sécurité, du contact, des regards etc.). La question de la conséquence n’est pas non plus intelligible, ce qui rend l’enfant vulnérable à la violence en retour de ses contemporains, du groupe ou de l’institution dans laquelle il se trouve, ainsi qu’à l’exclusion. Les effets de stigmatisation auront tendance à renforcer sa ritournelle, l’assignant à un rôle négatif dans le groupe, mais un rôle tout de même (tout est bon à prendre si l’on a peur d’être abandonné).
Dans ce parcours chaotique, violent, générant de la souffrance tout azimut et des sentiments négatifs, l’enfant va peut-être trouver d’autres manifestations qui lui permettront de le rasséréner, sans pour autant qu’il se fasse mettre au pilori, se fasse frapper ou crier dessus. Ce que nous nommons la phase clown, c’est une phase où l’enfant va réussir à être en lien, en contact, et en proximité avec autrui sans crise ou violence physique et directe. C’est une phase précieuse pour l’enfant car il intègre qu’en faisant différemment, il obtient ce dont il a besoin, sans violence. Cependant, l’impulsivité est toujours forte, le besoin de proximité également, la gloutonnerie relationnelle reste, elle, inchangée. C’est un enfant qui amuse la galerie, qui fait rire les autres. Un enfant qui transgresse les règles car il voit que les autres enfants rigolent ou réagissent fort. Un enfant qui va faire exprès de dire des gros mots devant les adultes parce que les autres enfants vont rire ou réagir fort. Un enfant qui va se mettre en position humiliante pour que les autres le regardent et rigolent. La ritournelle reste, l’impulsivité aussi, mais il y a moins de souffrance au quotidien. Pourtant, c’est un moment tout aussi critique pour les adultes, qui voient une nouvelle fois l’enfant préalablement stigmatisé faire n’importe quoi et déranger les autres (comprenez : ne pas écouter les adulte). Il va pouvoir faire rire à table en mangeant n’importe comment, perturber l’accueil en imitant un cochon, ou bien proposer aux autres enfants de lui donner des fessées à tour de rôle, où il va crier en rigolant de plus en plus fort à mesure que les autres amplifient leur coups. Ça peut être aussi un enfant qui va se coller à tout le monde, adulte ou enfant, au milieu de nulle part, vouloir un câlin tout le temps, au point de générer de la gêne, surtout dans un groupe où il était préalablement mis à l’écart.
Pour l’enfant qui quelque semaines plus tôt frappait à chaque frustration, criait et réagissait à n’importe quel mouvement, cela représente une évolution importante. Loin d’avoir des amis, loin d’être ancré et de se construire une histoire dans la structure, il va par contre adapter une adresse à autrui qui va lui permettre de vivre des interactions un peu plus longues et surtout moins douloureuses. En faisant le clown, il élabore une présentation de soi stratégique, il se maquille afin d’obtenir quelque chose en retour. Il a conscience donc d’une forme de stratégie à adopter, il se travestit pour amuser la galerie. Cette construction est un changement fort car elle atteste d’une stratégie relationnelle et d’une prise de conscience d’un pouvoir interactionnel chez l’enfant. Il sait de quelle manière obtenir ce qu’il veut. Cette phase peut marquer également un fort désir et enthousiasme chez l’enfant, qui se retrouve pour la première fois à provoquer les réactions qu’il veut chez certains de ses contemporains. Sa théâtralité, les situations jouées, les mimiques vont pouvoir s’affuter et évoluer mais cela ne lui permettra pas forcément de s’ancrer, de se sentir faire sereinement partie du groupe ou de la collectivité avec laquelle il joue, car c’est bien à travers la mise en scène, le jeu et la mascarade qu’il obtiendra des interactions avec ses contemporains.
Cette phase se retrouve chez beaucoup d’enfants (et d’adolescents et d’adultes aussi), qui vont parler bébé (alors qu’ils ont 8ans), qui vont s’adresser à l’adulte comme si ils jouaient un personnage, ce qui leur permet de s’engager dans la relation avec moins de risques en proposant une interface entre eux et les autres.
Il est très important de saisir qu’arriver à la phase clown pour un enfant préalablement dans une phase chaotique, aussi dérangeante qu’elle puisse être au niveau institutionnel, devrait être célébrée et renforcée. Même si son adresse se fait en dehors de toute intégration des règles institutionnelles, même s’il excitera sans cesse ses contemporains, même si il continue à mettre les pieds dans le plat. Célébrée, renforcée et accompagnée afin de permettre à l’enfant de faire des rencontres, c’est-à-dire de pouvoir se retrouver à jouer, simplement, à écouter un autre camarade, à terminer une activité pour elle-même même si elle n’est plus intéressante car elle ne permet plus de rigoler avec les autres. Dans ce périple, il est utile de pouvoir renforcer la temporalité, en proposant à l’enfant de verbaliser ce qu’il a fait -hier par exemple- et ce qu’il projette de faire -aujourd’hui ou demain-, sans se contenter de réponses simples et évasives. Lui rappeler les bons souvenirs, ainsi que l’accompagner vers les enfants qui lui ont montré de l’intérêt et pourraient commencer à créer des liens d’amitié durable.
Cette adresse au public, aussi développée et fine qu’elle soit, reste une adresse à un public captif, passif et spectateur de la démonstration de l’enfant. L’aspect spectaculaire, bien que gratifiant car l’enfant est entouré de regards et d’attention portée sur soi, n’en reste pas moins insuffisant et peu durable, la relation existante n’étant que circonscrite au moment du spectacle. L’enfant se sentant seul et isolé des autres sitôt les rideaux fermés, ce qui l’amènera d’ailleurs à vouloir pousser le spectacle jusqu’au bout contre vents et marrées de rappel à l’ordre des adultes, car la fin du spectacle sonne la fin de toute relation et l’isolement.
Ces deux phases décrites plus haut, à nouveau imbriquées et non linéaires, doivent permettre de comprendre les enjeux de tels rapport interactionnels, et la difficulté que rencontrent certains enfants à s’ancrer spatio-temporellement. Faute de liens crées et d’amitiés qui tiennent dans le temps, l’enfant pourra difficilement construire un récit, une histoire partagée avec d’autres qui pourra lui permettre d’évoluer plus sereinement dans un ensemble devenu familier.
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